Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/170

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’ordre, la propreté, toujours rares au Japon dans les établissemens aménagés à l’européenne. Et nous prîmes l’ascenseur.

Je ne prévoyais pas encore la beauté du spectacle qu’on m’avait annoncé.

D’immenses salles s’ouvrirent, blanches comme de blancs décors de théâtre où, sous la lumière électrique, on imite la tombée de la neige. Dans cette blancheur aveuglante, vingt-cinq mille bobines tournaient avec un bruit d’enfer. Des flocons blancs et de blanches poussières voltigeaient et se déposaient sur de petites choses rondes et noires que je distinguais derrière les rangées de bobines. Les petites choses étaient des têtes d’enfans. Et les immenses salles semblaient désertes, car les fillettes qui les peuplaient, debout en face de ces dévidoirs, n’en dépassaient pas la hauteur. Je me rappelai la phrase du médecin des fous : « Nous sommes devenus peut-être plus humains ou du moins nos sentimens d’humanité trouvent plus aisément à se satisfaire. » J’en savourai amèrement l’involontaire ironie, et mon cœur se serra de pitié.

Il y avait là des centaines d’enfans, des petits garçons au torse nu, surtout des petites filles dont la plus âgée ne devait pas avoir treize ans. Aucune d’elles ne leva seulement la tête pour nous regarder passer. Leurs yeux s’attachaient, comme hypnotisés, sur ces bobines tournoyantes où je ne pouvais fixer les miens sans éprouver une sorte de vertige. Leurs kimono s’en allaient en guenilles. Leurs ceintures qui, le premier jour qu’elles les mirent, faisaient un grand nœud bouffant, se collaient aujourd’hui au bas de leur dos, sales et déteintes. Chez les unes, les traits n’étaient marqués que par des boursouflures. Les autres, sous leurs cheveux blanchis par la neige du coton, avaient un visage sombre et creusé de naines vieillies. Quelques-unes étaient gracieuses, d’une douceur à vous tirer des larmes. On m’en montra même en qui la finesse de la race n’était point encore émoussée. Leurs pères, anciens samuraï, les avaient vendues à la Compagnie.

Franchement, j’aurais préféré qu’ils en eussent fait la livraison à des geisha, à ces bonnes geisha sur le retour qui forment des pupilles et se préparent des héritières. Leurs petits doigts se fussent meurtris à frapper la peau dure des tambourins. Elles auraient appris à chanter des chansons invraisemblables dans une bouche enfantine. « J’ai rencontré mon amant… Je ne puis l’oublier et je bois du saké… Je deviens honteusement folle… »