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variété, en étendue et en puissance ? Nous n’en déciderons pas. Aussi bien les maîtres ont montré qu’ils aimaient également d’être servis tantôt par des serviteurs unanimes, tantôt par un unique serviteur. Tout ce que nous pouvons et même ce que nous devons assurer, parce que cela nous est plus que jamais sensible aujourd’hui, c’est qu’en face de la symphonie et du principe du nombre, il est bon que la sonate rétablisse et relève le principe de l’individu. Par là, dans les jours où nous sommes, elle nous apparaît comme la forme, ou le genre musical, qui nous donne l’exemple le plus salutaire et la plus nécessaire leçon.

Leibniz disait : « Il y a de la géométrie partout. » Oui, même dans la musique, et non seulement dans la musique d’un Bach, mais dans celle, infiniment plus libre, d’un Beethoven. Les trente-deux sonates forment un répertoire, ou mieux un trésor de lignes et de figures, animées et vivantes, que pas un autre n’égale pour l’abondance et la variété. Il semble que Beethoven, écrivant pour le piano seul, se soit juré de racheter l’absence ou du moins la monotonie du timbre, cette couleur du son, par la richesse et la diversité du dessin.

Il y a merveilleusement réussi. Rappelez-vous la première phrase du premier morceau de la première sonate op. 2 (en fa mineur) ; comme elle monte, comme elle file et pointe tout droit. Telle autre (début du premier allegro de la première sonate op. 10, en ut mineur) s’élance aussi, mais en se brisant, en formant des angles pareils aux carreaux de la foudre. Les thèmes de ce genre, de cette forme et de ce mouvement, dévorent en quelque sorte l’espace. D’autres, au lieu de se déployer, se resserrent et se réduisent. Un intervalle étroit les enferme ; des inflexions modérées n’altèrent ou ne rompent qu’à peine leur ligne à peine sinueuse, aussi pure, aussi calme que celle de l’horizon. Le premier motif de l’adagio de la sonate en ut dièse mineur (dédiée à Juliette Guicciardi) fournirait un exemple, fameux entre tous, d’une mélodie bornée en son cours ou, pour employer le mot technique, en son ambitus, et pourtant infinie par le sentiment et par la beauté.

D’autres thèmes, tout différens, et même contraires, semblent tracer dans l’air des courbes et des cercles parfaits. Ils font penser à celui dont parle Dante :


Cosi la circulata melodia
Si sigillava


Relisez les trois finales de la sonate en la bémol op. 26 (après la marche funèbre), de la sonate op. 31 n° 2 en ré mineur et de la sonate