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autant qu’on écoute. On comprend le mot de Grillparzer : « Oreille, œil de l’âme, » et ce que peut être cette transformation ou plutôt cet échange de perceptions, qui s’appelle, je crois, d’un vilain nom scientifique, « le vicarisme » des sens.

Force des sons, force de l’âme. Devant tout chef-d’œuvre musical, il faut en revenir aux deux termes, dont le rapport est la musique même. Mais l’une et l’autre force, telle que la possède et l’exerce le Beethoven des sonates pour piano, qui la saura définir ? Qui dénombrera les élémens dont elle est composée ?

La force des sons d’abord, — et nous prenons le mot de force au sens le plus général, — est ici partout. L’évolution du genre même de la sonate et celle de certaines formes comme les variations ou la fugue ; le rythme, la mélodie, et celle-ci non seulement en soi mais plus encore dans son progrès et son développement ; la modulation, la tonalité, chacun de ces points fournirait sans peine un chapitre au livre qu’on pourrait écrire sur ce sujet : De la musicalité des sonates de Beethoven.

Rien que dans l’ordre du rythme, il semble bien que Beethoven ait été le plus grand de tous les musiciens. Il est vraiment le maître de l’heure. Le domaine par excellence de la musique : le temps, nul autre n’en a disposé, nul autre ne l’a divisé comme lui. Sublime quelquefois par la fougue et la violence, par la passion, la fantaisie et les ruptures soudaines, le rythme beethovénien peut l’être aussi par l’égalité, par le calme et par la paix.

Quant à la mélodie de Beethoven, en des jours comme les nôtres, où la musique menace de s’évanouir et de se dissoudre, on n’en vantera jamais trop la précision et le relief, le contour arrêté, ferme et plastique. Après l’avoir cherchée, approchée avec une peine, une angoisse même dont ses carnets d’esquisses nous rendent témoignage, lorsque Beethoven enfin a saisi son idée et la possède, il nous l’expose, il nous l’impose tout de suite et pour toujours. A nous désormais, comme à lui-même, elle ne saurait plus échapper. Très vaste parfois, et de longue portée, elle remplit des mesures, des lignes entières. D’autres fois, quelques notes suffisent à la constituer. Mais, pour être plus courte, elle n’en est pas plus vague. Deux notes de Beethoven, oui, rien que deux, peuvent être un chant. Elles chantent déjà, les deux notes que Beethoven ajouta comme un parvis sonore, ou plutôt comme je ne sais quelles propylées mystérieuses et sombres, au seuil de la cantilène infinie qu’est l’adagio de l’op. 106. Dans les sonates, fût-ce dans les dernières, on ne trouverait peut-être pas un seul thème