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coassaient sous les roseaux du jardin, et un chat, immobile à l’extrémité d’un petit pont de pierre, écoutait leur musique. De l’autre côté du chemin, un filet d’eau, dans une rigole de bambou, ruisselait d’un vieux mur velouté de mousse. De temps en temps, des écuries du préfet, un cheval hennissait, le cheval qu’un Prince de la famille impériale, mort à Formose, lui avait légué et qu’il soignait comme un ami. Et plus loin des trompettes enfantines égrenaient leurs sons fêlés sur la pente des rues élargies par le silence et la blancheur du soir.

Le vicomte Kano releva son visage osseux, un visage qui vous faisait penser : Mon Dieu, que cet homme a failli être laid ! Mais d’où vient que de ses tempes déprimées, de son nez trop court, de sa bouche trop large, de sa peau couturée, se dégage tant de séduction ?

— Les enfans de Kagoshima, dit-il, sont enragés à sonner dans des trompettes ! .. » Et retournant à ses souvenirs : « Oui, nos samuraï supprimaient quelquefois leur Daïmio. Et peut-être n’avaient-ils pas tort ! Mais quelle fidélité aux jours d’épreuves ! Quel désintéressement ! Combien de Daïmio leur durent de ne pas tomber dans la misère ! La Révolution a dissous les clans, mais elle n’a pas délié de leurs obligations le cœur de ces hommes. Je connais, hélas ! d’anciens Daïmio très riches qui ont oublié leurs serviteurs ruinés : je ne connais pas de Daïmio ruinés qui ne soient encore aujourd’hui honorés et entretenus par leurs anciens serviteurs… Et chaque année, depuis vingt-cinq ans, mes samuraï d’autrefois viennent me saluer et m’amènent leurs enfans et leurs petits-enfans…

Il souriait avec un léger tremblement dans la voix. Je ne doutais point qu’il fût heureux de ne plus être Daïmio ; mais qu’il fût heureux de l’avoir été, et fier de le rester pour quelques nobles unies, j’en doutais moins encore. Et c’était très émouvant de l’entendre évoquer ses souvenirs et la beauté morale de l’ancien Japon, le soir, dans cette ville dont les larges rues pâles montaient vers des tombeaux.

Les Japonais ne s’abandonnent jamais à leur émotion. Le vicomte Kano redevint le préfet, un préfet extrêmement moderne, préoccupé des écoles et de l’industrie, et il termina sur ces mots bien japonais :

— Enfin les Satsuma n’ont point le caractère insociable qu’on leur prête si souvent ; et vous voyez que ce n’est pas