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patron arrive. Si l’individu est encore capable de se traîner ; il s’éloigne. Sinon, deux hommes le transportent sur la route où il crève. La police leur défend de mendier autour du temple ; mais on les y tolère. Elle leur interdit de descendre dans la ville ; mais, quand elle les aperçoit, elle tourne la tête. Les policiers n’oseraient mettre la main sur ces gens inviolables. Et les hôpitaux de Kumamoto n’acceptent que des malades payans.

Les Japonais sont-ils donc si dénués de pitié que, parmi les bonzes et les fidèles dont les donations ont enrichi les temples, personne n’ait eu le cœur de faire ce que font ces protestantes anglaises et ce catholique français ? Il est vrai que leurs lépreux sont peut-être moins à plaindre que ceux de notre Moyen Age. On ne les oblige ni à la cagoule ni à la cliquette. On ne les maintient pas dans un isolement rigoureux. La populace ne les a jamais massacrés comme des empoisonneurs diaboliques. Mais je ne connais pas un seul exemple d’apôtre indigène s’enfermant avec eux au fond de leurs yadoya, et je ne sais pas de légende nipponne qui, de près ou de loin, nous rappelle notre saint Julien l’Hospitalier. Pourtant, nous aurions tort de nier la bienfaisance japonaise. Je n’ai séjourné dans aucune ville sans y recueillir des histoires authentiques de dévouement et d’abnégation. Seulement, ce n’était qu’entre parens, alliés, voisins, anciens vassaux du même seigneur, membres du même clan, que cette charité, d’une admirable discrétion, s’ingéniait et se prodiguait. Il semble bien que les souffrances des inconnus n’émeuvent guère les Japonais. Et les bonzes eux-mêmes, — soit que leur tempérament asiatique s’y oppose, ou que leur doctrine d’anéantissement recouvre, comme je le crois, un incommensurable orgueil, — n’éprouvent point à l’égard des misérables fantômes de ce monde l’amour passionné des haillons et des plaies que le Christianisme inocule à quelques-uns de ses prédestinés, et plus simplement l’amour de la misère.

« Chacun pour soi ! » dirait volontiers le Japonais : on le comprendrait mal si l’on n’entendait que ce « chacun pour soi » veut dire « chacun pour sa maison, sa famille, ses amis, son clan. » Son égoïsme n’est qu’un altruisme restreint. Et si vous voulez en avoir une image précise, imaginez les grandes rues japonaises, celles de Kagoshima par exemple, qui m’ont tant