Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/672

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rustique, où abondent les maladresses, ne peut donner une idée juste de l’original. Le peintre travaillait de souvenir, ou (ce qui est encore plus vraisemblable) avait sous les yeux un médiocre croquis. Entre la copie du peintre de Kermaria et celle de Guyot Marchant on ne saurait hésiter.

La danse macabre de la Chaise-Dieu (Haute-Loire) est mieux qu’un document curieux, c’est une œuvre d’art véritable. Elle s’harmonise à merveille avec la nudité et la tristesse de la grande église monastique, perdue sur les hauts plateaux, battue de vents éternels. Tout, dans ce lieu austère, parle de la mort. Edith, veuve d’Edouard le Confesseur, après avoir vu sa nation succomber à la bataille d’Hastings, est venue mourir ici. Près d’elle, un pape était enseveli. Clément VI s’était fait élever au milieu du chœur un magnifique tombeau qui devait vaincre le temps et l’oubli. Mais, en 1562, les protestans, maîtres de l’abbaye, brisèrent le mausolée, mutilèrent les statues, et se vantèrent d’avoir bu dans le crâne du pape. Ces souvenirs funèbres créent à cette dure église de granit l’atmosphère tragique des drames historiques de Shakspeare. On ne s’étonne pas d’y rencontrer, à une place d’honneur, la danse macabre.

La peinture de la Chaise-Dieu paraît à peu près contemporaine de celle de Kermaria. Je la placerais volontiers vers 1460 ou 1470. Dans tous les cas, les souliers à la poulaine que portent les personnages ne permettent pas de descendre au-delà de 1480. Il est donc certain que la peinture de la Chaise-Dieu est antérieure aux gravures de Guyot Marchant.

Les érudits allemands qui ont écrit sur la danse macabre de la Chaise-Dieu admettent tous qu’elle a été retouchée à la fin du XVIe siècle. Mais il est évident qu’aucun d’eux n’a vu l’original. Ils n’ont connu que le mauvais dessin publié par Jubinal en 1841[1]. Or, rien n’est plus infidèle que ce dessin. On peut dire qu’il ne donne pas la moindre idée de l’œuvre qu’il prétend reproduire. La peinture de la Chaise-Dieu n’est qu’une ébauche, mais une ébauche pleine de verve. Les personnages dessinés au trait et à peine teintés se détachent sur un fond rouge. L’artiste a travaillé si vite qu’il n’a pas pris la peine d’effacer les repentirs. Tel personnage qui a les bras croisés devait avoir les mains jointes, tel autre qui a la tête penchée en avant devait l’avoir

  1. A. Jubinal, La Danse des morts de la Chaise-Dieu. Paris, 1841, in-4o.