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n’est soutenue par aucune preuve ? Tout ce qu’a écrit Dutuit des trois écoles qui, d’après lui, ont mis leur marque sur les premières éditions xylographiques de l’Ars moriendi, école flamande, école de Cologne, école d’Ulm, ne repose sur rien[1]. Il est plus simple d’avouer qu’on ignore encore la vérité. Toutefois, comme le texte laisse deviner une influence de la France, il sera peut-être sage de se demander si les gravures ne seraient pas françaises.

Le succès de l’Ars moriendi fut plus extraordinaire encore que celui des danses macabres. Après les éditions xylographiques[2], commencèrent à paraître les éditions typographiques. Chaque nation eut la sienne. L’Ars moriendi fut traduit dans les principales langues de l’Europe. Il passa tour à tour en français, en allemand, en anglais, en italien, en espagnol. Sans cesse les vieilles gravures reparaissent. A peine se permet-on de les retoucher un peu, de rajeunir quelques costumes. L’Italie elle-même, si dédaigneuse de la barbarie gothique, s’inspire des rudes gravures sur bois de l’Ars moriendi. Elle leur enlève, il est vrai, tout leur caractère. Le sombre drame ne s’accommode pas de la symétrie, de la clarté et des jolis sourires de l’art de la Renaissance. On dirait Shakspeare arrangé par Voltaire.

L’Ars moriendi est un des plus curieux monumens de l’art et de la pensée du XVe siècle. C’est dans l’édition publiée par Vérard (l’Art de bien vivre et de bien mourir) que se rencontre le commentaire le plus intéressant. Le texte latin, souvent obscur à force de brièveté, s’y trouve traduit, expliqué, développé par un véritable écrivain qui parle une langue grave, un français déjà classique.

Quant aux gravures, les plus belles sont celles des éditions xylographiques, et en particulier celles de l’édition que Dutuit appelle, du nom d’un collectionneur, l’édition Weigel. C’est d’après cette édition qu’ont été faits les dessins de Vérard. Mais le dessinateur parisien a, il faut l’avouer, un peu affaibli son modèle. L’original a quelque chose de rude, de heurté. Ce dessin farouche est en parfaite harmonie avec l’horreur du sujet. Dans l’édition de Vérard, les figures de démons sont conformes à un type reçu. L’artiste les dessina sans terreur. Dans l’édition

  1. Dutuit, Manuel de l’amateur d’Estampes, t. I, p. 33 et suivantes.
  2. On sait que ce qui caractérise lus édifions xylographiques, c’est que le texte (aussi bien que les gravures) a été gravé sur une planche de bois.