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accoutumé à la sévérité ; son père le bat pour la moindre incartade, mais toujours de sang-froid, quoique les coups soient rudes. En revanche, il ne lui accorde jamais un compliment. Cet être inabordable ne s’humanise qu’avec sa femme, à la condition expresse qu’elle ne parle point français, toutes choses françaises, et la langue notamment, étant selon lui les véhicules du mensonge. Le despote n’est cependant pas sans mérite, il a de fortes croyances et la main largement ouverte pour servir toute cause, quelle qu’elle soit, dont la secte des Amis puisse tirer avantage.

Hugh Wynn et son ami John Warder font ensemble leurs études jusqu’à l’Université qui les sépare de leur camarade favorite, Darthea Peniston, une délicieuse petite fille, peinte d’après nature avec complaisance à n’en pas douter, et que les deux inséparables doivent par la suite aimer d’un égal amour. John est timide et rougit comme une demoiselle, Hugh serait plus que lui disposé aux folies de son âge, mais quelles folies pourrait-on faire dans une société où le temps se passe en admonestations au prochain, en prières silencieuses et en examens de conscience, sans préjudice des affaires ?

Côtoyant cette société maussade, il y a cependant les beaux messieurs et les belles dames qui, à travers les premiers gronde-mens de la Révolution, tiennent pour le Roi, et des salons où l’on joue aux cartes, et des dîners où l’on boit trop de madère. L’opulente maison d’une tante du pauvre Hugh, miss Gainor Wynn, vieille fille originale et de beaucoup d’esprit, qui ne se fait pas faute de critiquer vertement les manières des Amis, sert de trait d’union entre ces deux mondes si dissemblables. Hugh réussit donc quelquefois à s’égarer du mauvais côté.

Son père a beau faire bonne garde, lui imposer par exemple un métier manuel au sortir de l’Université ; il ne réussira pas toujours à le défendre contre Bélial ; ses précautions mêmes tournent contre lui. Hugh, pour lui obéir, a choisi d’être forgeron ; il entre ainsi en contact direct avec le peuple et se rend compte, comme il ne l’avait pas fait encore, du vent de révolte qui souffle contre l’Angleterre. Au surplus, toute la jeunesse américaine est dès lors occupée de politique. Privée d’autres distractions, elle s’y intéresse comme elle s’intéresserait, faute de mieux, à une rixe, à un incendie, à une commotion quelconque. Chez son père, Hugh n’avait lu que les journaux conservateurs ; dans la forge de son patron, mêlé aux masses que, jusque-là, il ne connaissait pas, il