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prononcer le nom, est le seul véritable grand seigneur que Louis XIV ait employé constamment aux affaires, en même temps qu’il l’avait honoré d’une des plus grandes charges de la Cour, puisque, après lui avoir confié l’éducation de ses petits-fils, il l’avait nommé en même temps premier gentilhomme de la Chambre et chef du Conseil des Finances. Beauvilliers n’était cependant point destiné de naissance à d’aussi hautes fonctions, car s’il appartenait à une très grande famille, il n’était cependant qu’un cadet. Son père, le duc de Saint-Aignan, après l’avoir, jusqu’à l’âge de cinq ou six ans, laissé à la merci du suisse de l’hôtel, dans la loge duquel l’enfant grandit, l’avait confié à un pieux chanoine qui, jusqu’à l’âge de quatorze ou quinze ans, le fit coucher dans le lit de sa servante « sans penser à mal ni l’un ni l’autre, ni le chanoine s’aviser qu’il étoit un peu grand. Je l’ai vu quelquefois, ajoute Saint-Simon, embarrassé de ce conte que Mme de Beauvilliers faisoit, en rire pourtant, mais prier aussi Mme de Beauvilliers de ne le point faire[1]. »

Cette éducation singulière avait pris fin par la mort successive de tous ses frères aînés. Il fut rappelé à la Cour par son père et obtint la survivance des hautes charges que celui-ci exerçait. La situation brillante qu’il occupa très jeune n’empêcha point qu’il ne devînt, au témoignage même de Louis XIV, « un des plus sages hommes de la Cour et du royaume. » Nous avons déjà eu occasion de parler de sa piété, peut-être un peu trop minutieuse, de sa grandeur d’âme, de son détachement de tout ce qui était charges de cour ou emplois publics dont il était toujours prêt à faire le sacrifice, pour s’enfermer dans la retraite et dans la solitude. Il ne tenait au monde que par un lien : c’était son attachement passionné pour son ancien élève le Duc de Bourgogne. Il ne portait pas seulement intérêt à l’âme de celui qu’il avait formé, et aux progrès qu’il lui voyait faire chaque jour dans la voie de la sainteté. Il s’inquiétait aussi de la situation difficile et un peu humiliée qui lui était faite à la Cour, depuis la malheureuse campagne de 1708, un peu par sa propre faute, et parce qu’il n’avait pas su faire tête aussi vaillamment que la Duchesse de Bourgogne, beaucoup par l’hostilité des amis de Vendôme, et parce que Monseigneur prêtait ouvertement son appui à la cabale qui décriait son fils. Du jour au lendemain,

  1. Saint-Simon. Édition Chéruel de 1856, t. XI, p. 188.