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Quelle vie ! quelle ardeur ! quelle clarté ! l’élan bondissant des lianes, la course éternelle des eaux, la palpitation chaude du jour, sont ici les vraies créatures de vie. Les hommes étonnés regardent, couchés sur les millions de petites fleurs blanches, visibles seulement par leur masse, qui ouvrent leurs minuscules corolles au souffle de ce premier printemps, et font aux amis du « jardin fleuri « un tapis plus fin qu’aucune soie persane.

Sous la grande arche, on a aussi apporté les vieux fusils incrustés d’ivoire, longs et minces comme des roseaux. On tire à la cible. Les détonations se répercutent sur les vieilles et tremblantes murailles, font trembler les pierres mal assemblées sur les tombes.

Mais, pour le Fasi, le jardin préféré à tous, le vrai jardin de ses loisirs, de son silence, de ses rêves, est dans les grands cimetières. C’est là surtout, dans la vallée des morts, qu’il aime à porter son samovar, son luth, ses aigres pipeaux ; il y retrouve ses compagnons de silence. C’est là qu’on s’assemble et que les yeux noirs emplis de stupeur solennelle regardent sans lassitude, sans fin, les jeux changeans du jour et du soir. Quand nous passons, nous croyons dans les groupes immobiles et blancs, voir les morts, levés de leurs tombes mal closes, regarder encore une fois les choses qui leur furent familières. Quelques petits édicules, au toit vert renflé en coupole, s’appellent marabouts ; la piété publique les a élevés sur les restes d’un « saint » vénéré : ils sont épars au hasard dans la vallée désolée, au milieu des pierres roulantes, des herbes sauvages, parfumées de menthes et d’absinthes, qui verdissent les vieilles tombes. Aux marabouts on demande un peu d’ombre, c’est à leur abri qu’on s’assied, qu’on embrasse du regard les innombrables sépultures qui ne portent pas un nom, pas une date, toutes semblables, toutes muettes, les anciennes et les nouvelles, les riches, les pauvres. Elles emplissent la vallée, montent innombrables sur la colline, envahissent la campagne. Les dernières se confondent avec les pierres des champs et des chemins. Nul effort vers la durée ; le plus souvent une mince bordure de pierres gauchement assemblées autour du tumulus allongé qui garde la forme humaine, précise seule l’endroit où un peu de terre s’est soulevé, a reçu un corps et en a gardé un petit remous. Et ce petit remous mille fois renouvelé met sur toute la campagne son ondulation mortuaire.