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torrent passionné que vomit le sanctuaire. Impossible de songer à briser son élan, il faut rebrousser chemin, demander asile un instant chez le vendeur de parfums pour n’être pas écrasé, emporté. Hélas ! je note que Hadj-Ali, le bon serviteur, se recule un peu, pris de respect humain, pour n’être pas vu avec le roumi. Il renie son maître une seconde. Mais ses yeux fidèles veillent. Le cortège remonte les souks ; il s’en va chercher l’issue de Bâb Ftou et se dirigera aussi vers le fleuve. Les centaines de visages serrés l’un contre l’autre expriment tous la même invocation brûlante. Les voix s’enivrent de l’appel mille fois jeté à Moulay Idriss. L’uniformité des vêtemens, des gestes, la même flamme ardente dans tous les yeux, le mouvement violent qui emporte ce flot humain d’un seul élan, donnent l’idée d’une force presque aussi simple, aussi naturelle que l’écroulement d’une vague, la chute d’un torrent.

Il passe, et comme la répétition obsédante de la même image dans un rêve, voici un autre cortège. Ce sont les enfans des écoles, agréables au Seigneur, qui émergent aussi du sanctuaire caché et supplient à leur tour. Chacun d’eux porte sa tablette d’écolier et la trappe en cadence avec une petite latte de bois. Par milliers, ils défilent, moins violens, moins passionnés que les hommes. Ils ont aussi un costume moins sévère, leurs petits djellabs à capuchons pointus sont de drap éclatant. La sombre ardeur ne les tient pas encore. Et le temps n’est pas non plus venu pour eux du calme hiératique. Ils ont des gestes dociles et vifs d’écoliers, les petites têtes se balancent d’une épaule à l’autre dans le rite obligatoire sous les petits chignons imperceptibles troussés au sommet de la tête, mais leurs » yeux sérient ; ils s’en vont gaiement, scandant leurs pas au claquement retentissant des tablettes. Ici, on aime à regarder beaucoup les enfans, chez eux seulement on retrouve un peu d’humanité familière. Aussi curieux, aussi bavards iraient nos écoliers.

Le flot sonore a passé, tous les marchands ont sauté à bas de leurs stalles, en ont rabattu le volet, poussé le gros loquet. Toute la vie à cette heure est dans les sanctuaires. Il faut avancer doucement, avec précaution. Ici, on ne sait jamais si on est dans la vie ou dans le culte. Sans l’avoir cherchée, vous êtes à la mystérieuse Karaouiyine, moins défendue que le tombeau de Moulay Idriss. Comment n’y pas aboutir ? elle est là au centre