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pourquoi les Anglais se contentent-ils de bœuf, rôti ou bouilli ? parce que leur viande n’a pas besoin d’être assaisonnée. Et il en est de la Beauté tout de même que du Bœuf…


Décrivant une visite à Versailles, dans son Livre d’Esquisses de 1839, Thackeray s’arrête devant le portrait de Louis XIV, et se complaît à évoquer toutes les (tristesses des dernières années du « Grand Roi. » Avec cette admirable connaissance de l’histoire qui va lui permettre, un jour, d’écrire Henri Esmond et les Quatre George, il rappelle à Louis XIV ses défaites, ses chagrins domestiques, ses maladies, l’effondrement pitoyable des espoirs du commencement de son règne ; et, à chacun de ces coups qu’il lui assène, il trépigne de joie. Enfin il revoit le vieillard sacrifiant son argenterie pour nourrir ses armées ; il le revoit embrassant Villars, les larmes aux yeux, et lui promettant que, s’il le faut, il ira lui-même se faire tuer à la frontière, avec tous les siens. Et une minute, peut-être, l’émotion de ce spectacle désarme sa haine. Mais aussitôt il se ressaisit, et nous affirme, en ricanant que, « à force d’avoir joué, soixante ans, le rôle d’un héros, le pauvre roi aura fini par prendre son rôle au sérieux. » Après quoi, il nous raconte l’histoire d’un acteur anglais qui, ayant à jouer le rôle du roi George IV, et se trouvant, d’ailleurs, un peu pris de boisson, fondit en larmes, sous les bravos de la foule, et s’écria, en étendant les bras : « Que Dieu te bénisse, mon peuple, comme je te bénis ! »


Tels étaient les sentimens de Thackeray à l’égard de la France ; et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’ils s’étendaient aussi à la religion catholique, à ce « papisme » que tout bon Anglais avait pris l’habitude d’associer, dans une même haine, avec l’ambition, la bravoure, et la gaîté françaises. Tels étaient les sentimens de Thackeray depuis 1839 où il écrivait son premier Livre d’Esquisses, jusqu’en 1844, où, après avoir souffleté des plus sanglantes injures le Belge Alfred Michiels, après l’avoir appelé menteur, lâche, et corrupteur de filles, parce que ce pauvre homme, dans un livre sur l’Angleterre, s’était plaint du climat de Londres et de la cuisine anglaise, il affirmait que « personne autre, au monde, qu’un Français ne pouvait sentir, penser, et écrire de cette façon. » Et que M. Garnett ne croie pas que ces sentimens aient été le contre-coup d’une « recrudescence d’animosité qui s’était produite vers 1841, entre les deux national » Vingt ans plus tard, à la veille de sa mort, l’auteur du Livre des Snobs nous a fourni une preuve plus décisive encore, et plus étonnante, de l’implacable férocité de sa