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qui a la vie devant lui et qui songe à fonder une famille. Combien de fois n’a-t-on pas regretté de voir tous ces jeunes gens, toutes ces forces vives, se porter vers les villes au lieu de rester à la campagne ? M. Ribot croit que, grâce à un système d’amortissement dont il a étudié le mécanisme, et où l’État entrerait pour sa quote-part, on pourrait assurer à l’homme de vingt-trois ans la propriété immédiate d’un champ ou d’un jardin. Nous ne saurions juger un pareil projet avant d’en connaître tous les détails ; mais qui pourrait en méconnaître l’utilité ? M. Deschanel et M. Caillaux, eux aussi, ont leurs projets. Ceux de M. Deschanel se rapportent plutôt aux réformes sociales, et ceux de M. Caillaux aux réformes fiscales. Si la Chambre future le veut, il lui serait facile de s’arracher aux agitations stériles pour faire faire quelques-unes de ces réformes. Mais le voudra-t-elle ?

En attendant, l’horizon s’obscurcit de plus en plus dans le monde ouvrier : on n’entend parler que de grèves, et malheureusement de violences, de brutalités, d’incendies, de meurtres même. Que de choses se sont passées depuis le voyage que M. Clemenceau est allé faire à Lens, en touriste, et depuis ses visites au syndicat Basly et au syndicat Broutchoux ! Que tout cela, déjà, paraît loin ! M. Clemenceau avait promis aux grévistes qu’ils ne verraient pas les soldats s’ils étaient bien sages, et il leur a expliqué en très bons termes que la sagesse consistait pour eux à respecter la liberté les uns des autres. A peine était-il reparti que les attentats contre la liberté individuelle se sont multipliés suivant un crescendo de plus en plus inquiétant. On n’en avait jamais tant vu ! Pendant qu’on les comptait péniblement au Nord, l’attention a été violemment appelée au Midi. Les désordres de Toulon ont mêlé le burlesque au tragique. Un commissaire de police, traîtreusement attiré à la Bourse du travail, y a été séquestré pendant plusieurs heures, et l’intervention du préfet a eu quelque peine à obtenir sa mise en liberté. Au Nord, on ne séquestrait pas les non-grévistes, mais on les faisait prisonniers, on les faisait marcher en procession avec des écriteaux infamans, on leur imposait des rétractations humiliantes, on les battait, on menaçait et on criblait de pierres leurs demeures, on essayait de les faire sauter avec des cartouches de dynamite. Un de ces infortunés a perdu la tête, et, soit pour se défendre, soit pour se venger, il a tiré sur un gréviste et l’a tué. Alors, il a bien fallu se résignera montrer les soldats, mais trop tard : le mal était fait.

Il y a quinze jours, nous exprimions l’espérance que ces désordres prendraient bientôt fin. Les compagnies minières avaient fait des