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qui méprise toutes les délices. » Et sans doute la foule des courtisans, habitués à bourdonner à l’unisson de la reine Serena, murmurèrent ils qu’en effet Mélanie était un type de « sagesse. »

On sait tout ce qu’abritait l’antiquité derrière ce grand et noble mot : une désinvolture fière et un peu hautaine à l’égard des événemens extérieurs ; une résignation légèrement provocante pour le destin même aux volontés duquel elle se soumettait ; une mortification savante de tous les désirs, fréquemment entretenue par de graves analyses du moi, et briguant pour tout salaire l’orgueilleuse jouissance que peut éprouver une âme à contempler le mécanisme et le jeu de son propre gouvernement. Mais pour que cette désinvolture fût un vrai détachement, il y manquait je ne sais quel esprit de docilité qui, plutôt que d’accueillir avec un sourire affecté les coups du hasard, s’agenouille devant un vouloir souverain ; pour que cette résignation eût la beauté d’un élan d’abandon, il y manquait l’intimité d’une confiance, qui plutôt que de braver Dieu en l’appelant destin, l’appelle Providence et le proclame bon ; et cette sagesse d’antique lignage ignora toujours le rayonnement du sourire. Au demeurant, pour la discipline intérieure de l’âme, elle offrait des leçons dont les Pères, sous bénéfice d’inventaire, devaient accepter l’héritage : le mot de sagesse, sous leur plume, désigne souvent les viriles vertus du christianisme ; le De offîciis de Cicéron fut le livre de chevet de saint Ambroise[1] ; et les mirages mêmes de l’ « eudémonisme » antique ne sont pas sans analogie avec les horizons de bonheur et de pacification que déploient sous les regards du fidèle les premiers écrivains chrétiens. Les stoïciens, peut-être, auraient honoré comme une sœur cette jeune Mélanie qui, suivant l’expression de Serena, aspirait à « vieillir dans la sagesse « mais ce que Mélanie venait invoquer de Serena, en vertu de principes inconnus au stoïcisme, c’était le droit et la possibilité d’inaugurer une vie de charité active, et de sanctionner son a mépris des richesses » par certaines mesures susceptibles d’une immense répercussion sociale.

Elle racontait à la souveraine les obstacles qu’opposaient ses proches à ses projets de dépouillement, et comment ils réclamaient pour eux la propriété de cette colossale fortune qu’elle destinait au Christ et qu’elle destinait aux pauvres, ces autres

  1. Voir R. Thamin, Saint Ambroise et la Morale chrétienne au IVe siècle. Paris, Alcan.