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touchera tes lèvres après moi ! » — Et ce n’est pas sur la première, seulement, la douce fille du pasteur de Sesenheim, en Alsace, la touchante Frédérique Brion, cette a humble martyre d’amour,[1] » sa première victime, que la malédiction de la petite Française s’est abattue. Le mauvais sort a porté plus loin et plus longtemps. Aucune de celles que Gœthe a aimées n’a été heureuse, parce qu’il avait passé dans leur vie. Sa femme elle-même eût été aussi bien appareillée avec tout autre, qu’avec lui. Bien plus, la malédiction a atteint Gœthe lui-même, et ne s’est pas retirée de dessus sa tête, durant toute sa vie. Il n’a pas aimé de vrai. Il n’a pas été aimé d’une façon absolue. Il a même délaissé sa mère, qui est morte sans l’avoir revu depuis onze ans. Il est né, il a vécu, il a pensé de grandes et de belles choses, et il est mort vieux, sans avoir connu la plénitude de l’amour. Il a mis le paradis dans ses vers. Il ne l’a pas eu dans le cœur, jamais.

« Le lendemain de la mort de Gœthe, raconte Eckermann, je voulus voir, une dernière fois, sa dépouille mortelle. Il était sur son lit, enveloppé d’un drap blanc. Son fidèle serviteur, Frédéric, souleva le linge... Je demeurai stupéfait devant la souveraine beauté de ces membres. La poitrine puissante, large et bombée ; les bras et les cuisses pleines, aux muscles harmonieux et forts ; les pieds d’une forme parfaite... Un homme complet était là devant moi, dans toute sa beauté. » Ce sont les dernières lignes du livre d’Hermann Grimm, ses derniers mots sur Gœthe. Et il y a là comme un aveu inconscient d’une admiration naïve de la force. Il plaît aux Allemands que Gœthe ait été beau et puissant comme son génie, et Bismarck un colosse. Nous avons connu cela ! Nous avons entendu Hugo se plaindre, à quatre-vingts ans, que « la nature ne nous avertisse pas de la vieillesse. » Mais la forme physique ne traduit pas l’âme. Il y a des femmes au corps divin qui sont des filles. Et il y a des visages ingrats, qui sont transfigurés par des yeux où rayonne une âme embrasée d’amour. Les penseurs, et les saints, et les ascètes aussi, ne furent pas tous des Apollons. Il n’y a que les yeux qui soient une fenêtre ouverte sur l’âme. On a écrit cent volumes sur Gœthe, et nous avons connu dans notre enfance des gens qui l’ont approché. Napoléon lui a dit : « Monsieur Gœthe, vous êtes un homme. » Nous savons la beauté de son port de jeune dieu, de ses traits purs et calmes

  1. C. Düntzer, F. de Sesenheim.