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de faire du bien aux pauvres ? Vous avez toujours des pauvres avec vous, Pauperes semper HABETIS vobiscum, comme porte la Vulgate, ou, comme le texte grec, τοὺς πτωχοὺς γὰρ πάντοτε ΕΧΕΤΕ μεθ’ ἑαυτοῦς… Pourquoi substituez-vous au présent habetis, le futur habehitis ? Altérer sciemment et perfidement le texte pour arriver à faire dire à l’Évangile le contraire de ce qu’annonce l’Évangile dans sa totalité, c’est une énormité bien étrange ! » Singulière ironie de la destinée, qui défère à un laïque, doublé d’un libre penseur, la mission de « venger l’injure faite à l’Évangile par les gardiens officiels de cet Évangile, et de défendre le roi divin, le Christ, contre les lévites chargés de le défendre ! »

Que le christianisme ait abandonné la société à elle-même, qu’il ait méprisé le temporel, ou nié le progrès social, ou fait de la morale uniquement une discipline de la vie privée, rien donc de moins soutenable. Et nous faut-il rappeler qu’il existe une théorie chrétienne de la propriété et du capital, dont on chercherait vainement la teneur dans les sermons de M. Dupanloup, mais qui est exposée tout au long dans les ouvrages des Pères, et que confirment les canons d’une foule de conciles, — théorie prodigieuse, en ce sens qu’elle anticipait magnifiquement sur l’avenir, et posait, dès le IIIe ou le IVe siècle, le plus grave des problèmes que le XIXe siècle sur sa fin allait agiter[1] ? Aussi, nous adressant aux adeptes d’un certain catholicisme « libéral, » c’est-à-dire « minimisé, » et à tous ceux qu’une ignorance excusable ou non, ou une fausse habileté, conduit à « séparer » radicalement le spirituel du temporel, nous leur dirons : « Osez prétendre que Dieu n’a pas parlé, ou qu’il n’y a pas de révélation ; osez nier la divinité de l’Évangile ! Mais ne faites pas d’hypocrisie, et ne dites pas que vous respectez la religion, mais seulement dans son domaine ; car tout dans la société humaine est de son domaine, ou elle n’a pas de domaine, et n’est qu’une chimère[2]. »

  1. Voir Leroux, Malthus et les Économistes, 3e section.
  2. C’était le sentiment de Leroux que le catholicisme lui-même n’avait qu’à moitié saisi et imparfaitement appliqué cette idée que la religion est une sociologie. Que la religion commandât le droit, et conditionnât le progrès des institutions, c’est tout ce que le catholicisme en avait déduit ; tandis qu’il semblait à Leroux que l’idée en question comportait, en plus des conséquences que le catholicisme en avait tirées, celles-ci notamment :
    1° Que le progrès religieux avait son principe et sa fin ici-bas, et qu’il ne se prolongeait ni ne s’achevait dans un « ciel » imaginaire. D’où cette conception d’une « immortalité » qui ne serait qu’une « renaissance dans l’humanité. » — « Nous, qui naissons, écrit Leroux, nous nous trouvons être non seulement la suite et, comme on dit, les fils et la postérité de ceux qui ont déjà vécu, mais au fond et réellement ces générations antérieures elles-mêmes. »
    2° Que le pouvoir social devait être à la fois civil et religieux ; par suite, que la distinction catholique des deux pouvoirs constituait une anomalie et un danger ; qu’elle devait infailliblement donner naissance à l’« individualisme » en fournissant un prétexte aux hommes pour « séparer » l’un de l’autre l’ordre civil et l’ordre moral, et les opposer l’un à l’autre.