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l’enfantement d’une nation ; mais, dans le train ordinaire des jours, dans les menus incidens qui ne sont des événemens que par leur succession, que de fois encore les politiciens qui se croient le plus modernes ne font-ils que mettre en pratique, à peine retouche, à peine rajeuni, le formulaire de Machiavel, resté sur bien des points, après tant de révolutions, comme la règle du jeu de ce monde ! Le Prince, c’est l’Homme qui doit venir, mais c’est aussi celui qui veut arriver ; et pense-t-on qu’il y aurait à transposer beaucoup pour faire de ce bréviaire du tyran un manuel du démagogue ? Du chef de bande d’alors au chef de parti d’aujourd’hui, la distance, en vérité, n’est pas si longue qu’elle paraît, toujours par l’unique et suffisante raison que les hommes sont les hommes, que les choses sont les choses, et que la politique est la politique. Or, puisque Machiavel s’est attaché, avec une volonté inébranlable, à voir les hommes comme ils sont, avoir les choses comme elles sont, et à en déduire la politique comme elle doit être, ou mieux comme elle ne peut pas ne pas être[1], il en résulte que le machiavélisme n’a pas plus vieilli, en son essence et en son fond, que ne vieillit une loi chimique ou une loi mathématique, car son essence et son fond ne sont autres que l’essence des choses et le fond de l’homme, données premières, facteurs permanens de la politique. Sauf les variations du milieu, sauf le changement des circonstances, sauf les accommodemens et les mises au point que ce changement exige, les causes que Machiavel a notées comme produisant tels ou tels effets continuent et continueront de produire les mêmes effets ; les mêmes moyens continuent et continueront de conduire au même but ; ou, si les moyens ne sont pas tout à fait les mêmes, ils seront semblables et équivalens. Il y en a de bons, il y en a de mauvais, il y en a de moraux, il y en a d’immoraux ; mais le machiavélisme l’ignore ou l’oublie ; pour lui, ils ne sont ni bons, ni mauvais, ni moraux, ni immoraux ; ils réussissent ou ils ne réussissent pas ; s’ils ne réussissent pas, ils sont mauvais ; et ils ne sont plus immoraux, ou peu importe qu’ils le soient, s’ils réussissent.

Peu importe au politique, et il ne s’agit ici que du politique et de la politique ; Machiavel marque imperturbablement la séparation entre la politique et la morale. Il sous-entend partout : la morale

  1. Le Livre du Prince, ch. XV, édition de 1550, dite Testina, p. 45.