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duc, vous l’aurez pour père et pour frère. » Elle est clémente, simple, charitable, généreuse, prodigue de pensions aux vétérans et de dots aux filles pauvres ; sobre et austère comme une nonne, priant, jeûnant, et tourmentant sa chair en habit de pénitence, bien qu’elle fût à l’ordinaire, dans son vêtement et sa parure, la femme la plus élégante de son temps ; allant, pieds nus, la nuit, au mois de novembre, faire ses dévotions à l’église Sainte-Marie de l’hôpital nouveau et à celle de Sainte-Marie de Saint-Celse hors les murs. Mais toujours, même alors, sous le cilice et la bure et sans les riches anneaux qui tantôt chargeaient et demain chargeront ses « belles et blanches mains, » elle reste duchesse et princesse jusqu’au bout des doigts. Les Sforza, et Francesco lui-même quoique moins rude que son père, sont de trop récens parvenus : ils n’ont pas été « élevés, » surtout élevés pour faire des princes ; — mais elle l’a été, elle, et, par elle, ses fils le seront. On lui en a assez appris, dans sa jeunesse, à Abbiategrasso, pour qu’elle les fasse disserter en latin sur cet argument : « En quelle forme, selon quelles règles et par quels moyens (artifici) se font les traités entre les princes ». Dès que le duc, déjà malade d’hydropisie, semble en danger, elle se rappelle qu’il manque à la seigneurie des Sforza la sanction impériale, et elle fait revenir « volando » Galeazzo son fils qui guerroie en Dauphiné. Francesco mort, plus morte que vive, elle aussi, mais sans larmes, elle le garde jusqu’à ce que la putréfaction commencée oblige à transporter le cadavre dans la cour où l’on va faire sa toilette solennelle. Quand on ceint l’épée : « Oh ! épée, s’écrie-t-elle, qui fus si crainte, si heureuse, où laisses-tu maintenant porter ton maître ! » Et quand on attache les éperons : « Oh ! quantes et quantes fois vous avez piqué de puissans chevaux, en paix, * en guerre, dans les fêtes et dans les triomphes ! Maintenant il ne vous emploiera plus. Il doit rester immobile pour l’éternité. Ah ! malheureuse, moi qui, pendant que tu étais encore en vie, t’ai quelquefois contrarié et n’ai pas consenti à tout ce qui t’aurait plu ! Oh ! quelle douleur est à présent la mienne de t’avoir été importune ! Mais non, je ne le faisais pas pour moi, mais seulement parce que je te voulais en bonne santé, toujours, pour toujours !… O femmes, pour l’amour de Dieu, ne contrariez pas vos maris ! Si vous pouviez sentir le déchirement que j’éprouve à cette heure en me souvenant d’avoir parfois contrarié mon seigneur, oh ! certainement aucune de vous ne