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paquets dans une boîte de métal. J’achevais de brûler ces derniers papiers dans une autre cheminée, lorsque les cosaques cernèrent le château. J’en fus quitte pour la peur et quelques légères blessures.

Peu de jours après cette alerte, nous causions, Mme de J… et moi, dans un boudoir où nous avions l’habitude de nous réunir avant les repas, quand la porte s’ouvrit, livrant passage à la comtesse : elle tenait une lettre à la main, et son visage, plus pâle que d’habitude, portait l’empreinte d’une profonde tristesse.

— Mon Dieu ! m’écriai-je, chère contessina, quel air solennel avez-vous ? Sommes-nous condamnés au knout, ou les Russes nous réserveraient-ils les honneurs de la cravate de chanvre ?

La jeune femme ne répondit pas immédiatement à ma lugubre plaisanterie. Elle vint s’asseoir auprès de moi.

— Tony, me dit-elle enfin après un assez long silence, je viens, bien malgré moi, de me rendre coupable d’une indiscrétion. Un domestique, que j’avais envoyé à la poste dans l’espoir d’avoir une lettre de mon mari, m’a rapporté celle-ci, et, emportée par ma vivacité, je l’ai ouverte sans en lire auparavant l’adresse, persuadée qu’elle était pour moi et me venait d’Arthur.

— Eh bien ! Madame ?

— Eh bien, cette lettre est de votre famille qui, craignant pour vous les suites de cette insurrection, vous rappelle en France.

— Est-ce là tout ? dis-je en souriant.

— Je ne sais. Je n’ai lu que juste ce qu’il fallait pour m’apercevoir de ma méprise.

— Ce n’est pas ce que je demande. Est-ce ce que vous avez lu qui vous rend triste ?

— J’avoue, Tony, que l’idée de vous perdre me navre. Vous le savez, dès les premières alarmes miss Burns et Fraülein Fichtner sont parties ; je m’attendais à vous voir suivre leur exemple, mais, en vous voyant si bravement partager nos dangers, je m’étais complètement rassurée, lorsque Dieu a permis que cette lettre tombât entre mes mains.

— Et qu’en concluez-vous, madame ? demandai-je froidement.

— J’en conclus, Tony, qu’il y aurait de ma part de l’égoïsme à vous retenir dans un pays où règnent partout la désolation et la terreur, où les lois divines et humaines sont partout violées et où les femmes, elles-mêmes, ne sont plus à l’abri du knout et de la