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républicain courageux et sincère, orateur violent et passionné, qui dirige l’attaque. A propos du décret proposé par le Comité de Sûreté générale, il prend la parole en ces termes : « Oui, citoyens, il n’est que trop vrai que les émigrés rentrent de toutes parts… On m’assure que Malonet, Jaucourt et beaucoup d’autres de celle espèce sont à Paris. Ils y sont rappelés par l’influence de leur plus grande protectrice, qui, après avoir répandu à l’étranger un écrit en leur faveur [1], est passée de Suisse à Paris pour consommer apparemment son ouvrage… Je dirai plus, car je ne puis rien garder sur mon cœur : je connais des membres estimables du gouvernement, dont j’honore les principes et les intentions, qui ont eu la faiblesse d’aller dîner chez cette correspondante des émigrés. Quand ils auraient juré d’être incorruptibles, me répondront-ils d’être sourds aux séductions de ces sirènes enchanteresses ? Que les représentans du peuple dînent en famille, qu’ils dînent avec leurs collègues et leurs amis, mais qu’ils fuient ces banquets, où l’on cherche à les corrompre. Il n’est pas un membre de cette assemblée, qui n’ait reçu des invitations fréquentes d’aller chez cette femme, dont je me défie ; j’en ai reçu moi-même, ainsi que mon collègue Dumont.[2], et plusieurs autres. Sachons résister à toutes les séductions, conservons le gage de nos assignais, et que les membres du gouvernement se souviennent que la patrie doit passer avant tout, et qu’ils ne doivent se livrer aux embrassemens de leurs amis qu’après avoir consolidé la liberté. »

Un tonnerre d’applaudissemens accueille ces paroles. M. de Staël, qui, de la tribune diplomatique assistait à la séance, sort de la salle.

Une attaque aussi personnelle nous étonne, surtout quand il s’agit d’une femme. Mais ce procédé, peu courtois, était conforme aux mœurs révolutionnaires. Déjà trois ans auparavant, en septembre 1792, Mme de Staël avait été dénoncée, injuriée à la Société des Jacobins pour avoir procuré un passe-port à Narbonne[3] ; et, cette même année 1795, le 2 janvier, le député Duhem faisait à la tribune de la Convention une violente sortie contre Mme Tallien.

  1. Les Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et aux Français.
  2. La Revue des autographes, juin 1891, signale une lettre de Mme de Staël à André Dumont, datée du 22 messidor.
  3. Aulard, La Société des Jacobins, tome IV, séance du 21 septembre.