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seulement très propre au théâtre, mais qu’elle est celle-même par laquelle on pourrait définir le genre dramatique. Car pour lui tout l’idéal de la vie tient dans ces deux mots : être soi-même. On demande à Peer Gynt : « Qu’est-ce donc que ce soi-même dont vous nous parlez : le soi-même gyntien ? » Et il répond : « C’est le monde que je porte sous mon crâne et qui l’ait que je ne suis pas un autre, tout comme Dieu n’est pas le diable… Le soi-même gyntien c’est la foule armée des convoitises, des désirs, des passions ; le soi-même gyntien, c’est le flot des fantaisies, des exigences, des droits, c’est tout ce qui gonfle ma poitrine et me fait vivre de ma vie à moi… Je veux être moi dans toute l’acception du terme. « Pour mettre en pratique la théorie qu’il présente ainsi en bouffonnant, il manque quelque chose à ce vaurien, à ce menteur, à ce hâbleur et, pour tout dire, à ce fantaisiste de Peer Gynt : la volonté. On n’est soi-même que par la volonté, parce qu’elle seule nous empêche de dériver à tous les courans et maintient, contre toutes les influences qui menacent sans cesse de l’entamer, notre intégrité personnelle. Mais cette faculté est celle dont surabondent la plupart du temps les héros d’Ibsen. Ils sont d’avis que la volonté en soi, et quel que puisse être d’ailleurs l’objet auquel elle s’applique, est belle. Ibsen le pense comme eux et il le répète en maints endroits dans ces Lettres si curieuses dont une Danoise, Mme Rémusat, vient de nous donner une excellente traduction : « Il ne s’agit pas de vouloir telle ou telle chose, mais uniquement ce que notre nature individuelle nous commande de vouloir pour être nous-mêmes et rien que nous-mêmes. » (P. 103). C’est une doctrine que nous connaissons et pour l’avoir déjà trouvée chez un écrivain de théâtre, puisque c’est la doctrine de Corneille. On n’est soi-même que par opposition aux autres, et la volonté ne s’affirme qu’en s’imposant ; la lutte est donc la condition même de la vie, et c’est aussi bien celle du théâtre. Une volonté en lutte contre les obstacles qui lui viennent soit des circonstances, soit de volontés ennemies, c’est la définition de l’action dramatique. On voit comment, de toutes les formes littéraires, celle du théâtre devait être celle qui s’adopterait le mieux aux idées du moraliste. Un écrivain penseur, doué pour l’observation, et apercevant tout le spectacle de la vie dans le raccourci d’un incessant combat : voilà Ibsen.

Dès le premier de ses grands ouvrages, Ibsen est en possession de toute sa théorie : Brand est par excellence le héros ibsénien. Il a une mission, dont il ne doutera pas un instant, à laquelle il sacrifiera sans hésitation tous ceux qui l’entourent, et aussi lui-même : c’est précisément de réaliser son être tout entier, de remplir sa destinée telle qu’elle