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amusans en voyage. » Spécialistes ou fonctionnaires, ils ont tous ce trait en commun que leur mentalité a été appauvrie, comprimée, atrophiée par les conventions sociales, les préjugés, les règles du savoir vivre.

Les personnages de femmes ne sont pas moins significatifs. Nulle part on ne trouverait une plus riche galerie de révoltées. La première de toutes et dont la figure s’enlève en plein relief, avec une violence inouïe, c’est cette Mme Alving des Revenans. Car celle-ci, toutes les idées qu’elle rejette maintenant, elle y a cru plus fermement qu’aucune autre femme. Elle a été une héroïne du devoir. Elle s’est, trente années de sa vie, dévouée à ce qu’elle considérait comme sa tâche d’épouse et de mère. Mariée à un débauché, elle a caché l’ignominie de ce misérable, et sauvé sa réputation vis-à-vis du monde ; et voici que l’absurdité de son sacrifice lui apparaît, car elle retrouve tous les instincts du père dans ce fils condamné à une mort horrible par celui-même qui lui a légué une vie empoisonnée ! L’horreur de sa situation lui fait apercevoir l’autre côté des choses, envisager toute la vie sous un jour nouveau, et jeter l’anathème à tout ce qu’elle avait adoré. « Ah ! cet ordre et ces prescriptions ! Il me semble parfois que ce sont eux qui causent tous les malheurs de ce monde ! » Tout se tient et la ruine d’un principe entraîne celle de tous les autres. « J’ai commencé à examiner l’étoffe de vos enseignemens. Je ne voulais toucher qu’à un seul point, mais celui-ci défait, tout s’est décousu. Et je vis alors que vos coutures étaient faites à la machine. » Avec l’intransigeance d’une nature excessive, elle ira tout de suite et tout d’un trait d’une extrémité du monde moral à l’autre. La puritaine d’hier se convertira soudain à l’idée païenne de la « joie de vivre. » Elle accusera sa propre austérité pour excuser le libertinage de son mari. Elle est tout près de croire que la raison peut hésiter. Maintenant qu’elle ne croit plus au devoir, Mme Alving fera bon marché des lois morales les plus élémentaires. Elle consentira qu’Oswald, si cela peut lui apporter un peu de bonheur, prenne pour maîtresse ou pour femme, une fille qui est l’enfant naturelle de son père. Et peut-être, elle-même va-t-elle de ses mains maternelles hâter la fin de ce fils qui ne peut plus cesser de souffrir qu’en cessant de vivre.

Nous n’admettons pas, mais nous comprenons l’âpre révolte de Mme Alving : c’est le cas de toutes celles dont certaines épreuves n’ont pu faire des saintes. Nous avons plus de peine à comprendre que Nora, la femme-oiseau, quitte tout à coup cette maison où elle babillait si gentiment, ce mari pour qui elle s’était si allègrement compromise, ces enfans qui ne retrouveront pas une camarade plus gaie, et plus près de leur âge.