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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/184

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nous représenter des jeunes filles. Peut-être pensent-ils, comme Chateaubriand, que « le rayonnement de midi ne vaut pas les divines pâleurs de l’aube. » Peut-être se bornent-ils à exprimer les mœurs d’un pays où la jeune fille, plus indépendante que chez nous et pourvue souvent, en guise de dot, des libertés nécessaires à la conquête du mari, devient vite plus décidée, sinon plus clairvoyante. M. Hardy semble surtout sensible à l’inconscience audacieuse, agressive, qui en fait un merveilleux instrument du destin. Il se plaît à composer des créatures exquises et dangereuses, nées pour troubler l’homme et le faire souffrir, et souffrir aussi. Il a bien soin de nous les montrer abandonnées à elles-mêmes, qu’elles soient orphelines comme Bathsheba, Eustacia, Sue, ou aux mains de parens incapables comme Anne Garland, Grâce Melbury et Tess, ou indépendantes et en quelque sorte reléguées dans leurs modestes emplois de filles de ferme comme Fanny Robin et les servantes du fermier Crick. Leur cœur est livré à ses égaremens, à ses surprises et à ses caprices. Tout lui fait défaut de ce qui pourrait le guider et le contenir. Elles sont offertes à découvert au vent d’orage, jouets des passions qu’elles ressentent ou qu’elles inspirent, toujours séduisantes et pitoyables jusque dans leurs pires erreurs. Les circonstances s’ajoutent à la nature pour justifier à leur égard le mot de Shakspeare : « Fragilité. » Mais c’est bien plutôt que leur condamnation, leur séduction et leur parure, le secret du sortilège dont s’enivrent et où se brûlent leurs amoureux. Elfride « dit des choses dignes d’un épigrammatiste français et agit comme un rouge-gorge dans une serre. » Fine, passionnée, changeante, elle ment, commet de terribles fautes et mérite en fin de compte l’amour des trois hommes qui pleurent sur son tombeau[1]. Nous aimons la jolie, la coquette, l’imprudente Bathsheba, depuis sa première apparition, lorsque dans une voiture de déménagement, au-dessus d’un entassement de tables et de chaises, entre des pots de fleurs, une cage de serins et un chat couché dans un panier d’osier, elle sourit à son miroir, jusqu’à cette matinée pluvieuse et triste où après tant de traverses et de drames et de désespoirs, elle se dirige vers l’église, sous un grand parapluie, au bras de Gabriel Oak, qu’elle aime enfin comme il l’aimait et qu’elle épouse. « Gabriel, pour la première fois de sa vie, avait Bathsheba à son

  1. A Pair of blue eyes.