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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/241

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C’est ce qu’a fait, en 1825, la loi qui a attribué aux survivans d’entre eux et aux héritiers des autres un milliard d’indemnité réelle, avec lequel ils ont pu créer des sources de richesse. Mais M. Jaurès n’attribue à ses indemnisés, à lui, que des bons de consommation ! C’est ce qu’il dit dans cette phrase typique, dont il a évidemment pesé tous les mots : « L’indemnité qui sera accordée par la société aux détenteurs du capital exproprié au profit de la collectivité et des travailleurs, cette indemnité sera logiquement déterminée par la nature même de la société nouvelle. » Si le sujet n’était pas aussi sérieux, nous dirions que ces « valeurs d’indemnité, » comme s’exprime encore M. Jaurès, ne seront que monnaie de singe. M. Deschanel a rappelé avec raison les assignats : ce sera moins encore. Quelque dépréciés qu’ils fussent, les assignats pouvaient être employés à acheter des terres, à fonder des industries, à se procurer des moyens de production. Cela leur donnait un marché. Mais les bons de consommation de M. Jaurès n’auront pas ce caractère ; on ne pourra pas leur donner cet emploi ; ils ne serviront qu’à la nourriture quotidienne. Et quoi de plus naturel, puisque leur objet sera précisément d’empêcher entre des mains trop habiles la reconstitution d’une propriété productive ? Ils seront seulement ou représenteront des choses fongibles. Nous plaignons donc les capitalistes dépossédés si on ne les indemnise pas : mais faudrait-il les plaindre beaucoup moins si on les indemnise ?

La Chambre nouvelle contient beaucoup de députés qui ne connaissaient pas encore M. Jaurès : ils n’ont pas été plus surpris que ceux qui le connaissaient déjà, en assistant à ce déballage oratoire du socialisme. Les livres socialistes sont souvent cités, mais peu lus. En dehors de quelques adeptes de la religion de l’avenir, il n’y a peut-être, au Palais-Bourbon, que M. Paul Deschanel qui en ait fait une étude approfondie, et qui se tienne quotidiennement au courant de l’évolution du dogme et de la morale. Les collectivistes avaient jusqu’à ce jour paru croire que le Parlement n’était pas encore arrivé au point de maturité où il pouvait les comprendre : aussi gardaient-ils fermée leur main pleine de vérités, et tout au plus en ouvraient-ils de temps en temps un doigt ou deux. Les aveux presque complets de M. Jaurès ont produit de la stupéfaction et de la stupeur. Ni la Chambre, qui est une Chambre radicale mais bourgeoise, ni le pays qui a la passion et le culte de la propriété individuelle, ne sont prêts à se laisser séduire à un pitoyable sophisme. Nous doutons que M. Jaurès ait rendu un service à son parti par cette révélation