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plus tristes auspices. Les troupes étaient mal payées et mal nourries ; les magasins étaient vides ; le pays épuisé. Qu’une bataille fût perdue, et rien n’empêcherait l’armée des alliés d’arriver jusqu’aux portes de Versailles. Aussi les pacifiques rentraient-ils en campagne, et le plus ardent était encore Fénelon. Durant les premiers mois de l’année 1710 on peut dire qu’il harcèle le duc de Chevreuse de lettres où il lui dépeint la situation de la façon la plus noire : « Il ne faut point se flatter, lui écrit-il le 20 mars ; vous n’avez de ressource d’aucun côté. Versailles est ce que vous savez mieux que moi. Tous les corps du royaume sont épuisés, aigris, et au désespoir ; le gouvernement est haï et méprisé. Toutes ses places sont dégarnies presque de tout et tomberoient comme d’elles-mêmes en cas de malheur. Les troupes meurent de faim et n’ont pas la force de marcher. Nos généraux ne me promettent rien de consolant. Le maréchal de Villars est une tête vaine qui en impose apparemment au Roi. Le maréchal de Montesquiou n’a que des talens médiocres et paroît fort usé. La discipline, l’ordre, le courage, l’affection, l’espérance ne sont plus dans le corps militaire ; tout est tombé et ne se relèvera point dans cette guerre. Ma conclusion est qu’il faut acheter l’armistice à tout, prix[1]. » Aussi abandonnerait-il, pour avoir la paix, des provinces entières, non seulement l’Artois, les Trois-Evêchés, la Franche-Comté, mais encore Perpignan et Bayonne, car « il vaut mieux accepter et même offrir des conditions très dures et très honteuses que d’être obligé de les subir dans un an. » Et il ne faut pas se flatter de l’espérance de rétablir le crédit sur la rupture hautaine que les ennemis ont faite de la négociation, car « la France est comme une place assiégée. Le refus de la capitulation irrite la garnison et le peuple ; on fait un nouvel effort pour quatre ou cinq jours ; après quoi le peuple et la garnison affamés crient qu’il faut se rendre. Tout est fait prisonnier. Ce sont les Fourches Caudines. »

Les lettres ne lui suffisent pas. Il adresse successivement à Chevreuse un, deux mémoires pressans qu’il lui demande de communiquer à Beauvilliers et, pour partie, au Duc de Bourgogne sur l’ « état déplorable de la France, » et « sur les raisons qui semblent obliger Philippe V à abdiquer la couronne

  1. Œuvres complètes de Fénelon. Édition de Saint-Sulpice, t. VII, p. 310 et passim.