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fêtes que l’aimable et fastueux Hindou donne depuis des semaines.

Souffrez donc que, négligeant, ne fût-ce que pour un temps, le fallacieux et infortuné Sandirapoullé, je vous entretienne de la bayadère de Tanjore.

Le vaste salon blanc de l’étage, éclairé par des lampes et des lustres sans nombre, paraît encore plus grand tant il est nu et vide. Les invités arrivent lentement et nous sommes parmi les premiers. Au fond, sur un canapé noir, somnole le minuscule marié entre deux autres enfans, pareils à des marionnettes coiffées de calottes brodées, costumées d’oripeaux à paillettes. Une ligne de fauteuils est disposée en avant. Nous prenons place. Au milieu de la pièce, la bayadère s’avance ; les danseuses de Villenour l’accompagnent de loin et se tiennent debout, à distance respectueuse, en arrière. Ce sont les seules femmes indiennes dans toute l’assistance où se pressent, sur une centaine de chaises garnissant les bas côtés, les Hindous notables de Pondichéry et quelques Européens privilégiés.

Au costume près, la grande bayadère casquée de jasmin est pareille à la mariée dont je vous parlais en ces temps derniers. Mêmes pagnes diaprés et bridés, avec leur retombée en queue de paon, mêmes caleçons longs de satin, même profusion de lourds bijoux archaïques. Son collier est fait de souverains assemblés sur trois rangs, ses bracelets massifs sont d’or ciselé. C’est une fille encore jeune, bien prise dans ses formes puissantes, et ferme sur ses appuis. Ses bras ronds et pleins, ses flancs bruns lustrés qui se montrent au défaut du corset et de la ceinture, ses pieds chargés de bagues sont tout ce qu’on voit d’elle. Le reste se devine sous la soie et les joyaux. Le visage aux traits accentués rappelle le type de Mathoura, île voisine de Java, et dont les femmes sont célèbres pour la beauté de leur corps.

Après des saluts et des baisers, envoyés du bout de ses doigts ruisselans de pierreries, la bayadère débite un compliment monotone, tout en marchant sur ses pointes. Et elle le débite de telle sorte que chacun de nous peut se le croire particulièrement destiné. Puis sa mimique s’anime, sa figure s’éclaire, ses yeux démesurément ouverts, agrandis par le kohl, lumineux, superbes, ne semblent plus rien voir devant eux que le ciel qui s’ouvrirait pour livrer passage à un Dieu. C’est le Dieu même qu’elle voit, qu’elle admire, qu’elle implore, en tendant les bras. Le délire