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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/535

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les consolations doivent venir d’elles-mêmes. On les éprouve plus qu’on ne les accepte, et, dans tous les maux de la vie, il n’y a qu’une triste et lente recette, souffrir et attendre. Si pourtant l’idée de vos amis, parmi lesquels, j’ose le dire, vous n’en trouverez aucun qui vous soit plus profondément, plus sincèrement attaché que moi, si cette idée vous est encore douce, vous devez y puiser bien des dédommagemens. Car je ne connais personne qui ait inspiré, à tant de gens et de si bonne heure, autant d’intérêt, d’affection pour son caractère, d’estime pour ses talens.

J’ai beaucoup couru depuis que je ne vous ai vu, et je n’ai eu le tems ni d’écrire, ni de lire, ni même de penser. Je regrette les années qui se précipitent ainsi, souvent douloureuses, toujours inutiles. Peut-être en sauverai-je quelques-unes du naufrage ; peut-être me reposerai-je dans la solitude, et la solitude me rendra-t-elle quelque puissance de travail. Ah ! si enfin j’échappe aux hommes, ils ne me rattraperont pas. Je vivrai pour deux ou trois amis, pour une ou deux affections de diverses natures, pour le passé que j’étudierai, pour l’avenir, s’il peut redevenir un objet d’espérance, mais le présent me sera toujours étranger, et de ma vie je n’aurai rien à faire avec les hommes de mon tems. Si je rentre dans un port quelconque, — il en est quelquefois d’inespérés que le sort nous offre, — si j’y rentre avec mon vaisseau demi-brisé, je plierai les voiles, je m’étendrai sur le sable, et puisse l’orage m’atteindre si je l’affronte de nouveau ! J’ai un besoin de repos qui va jusqu’à la fureur. Il me semble que je pourrai dormir des années entières, et que, si je me réveille, mon penchant sera encore à faire semblant de dormir.

Continuez-vous, je l’espère, votre histoire de la Vendée[1] ? C’est un noble monument de la seule portion honorable de ces vingt dernières années. Avez-vous lu les lettres de Mlle de Lespinasse ? Je suis pour cette lecture comme le spectateur de Judith. Je, pleure, hélas ! pour ce pauvre Holopherne, c’est-à-dire pour M. de Guibert. Mais c’est une attachante lecture, comme description d’une maladie de cœur. C’est en quelque sorte mon roman retourné.

Ecrivez-moi, si vous voulez me faire plaisir, à Genève ou à Coppet, plutôt à Genève, à ce que je pense. Aimez-moi surtout,

  1. M. de Barante composait les Mémoires de Mme de La Rochejaquelein.