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par étapes successives, la bourgeoisie, les commerçans et fabricans, negotiatores, artifices, puis la plèbe des grandes villes, puis, plus tard encore, le peuple des campagnes. — Que cette marche ait été progressive et non brusque, on peut le supposer pour les mœurs, on en est certain pour la langue. Sous Marc-Aurèle, les chrétiens de Lyon, voulant profiter de la persécution pour faire connaître plus largement leurs doctrines, emploient, non la langue grecque qui est la leur, mais la latine, qui est celle de la foule : cela est significatif, à la condition qu’on n’oublie pas qu’il s’agit ici de la capitale des Gaules, d’une ville très florissante et toute romaine d’origine ; il ne faudrait pas conclure de la populace de Lyon aux cantons rustiques de la Celtique ou de l’Aquitaine, ni croire le triomphe du latin partout assuré dès cette époque. Le jurisconsulte Ulpien, au IIIe siècle, ne déclare-t-il pas qu’un fidéi-commis peut être valable même s’il est rédigé en celtique[1] ? et, à la fin du IVe siècle, saint Jérôme n’entend-il pas parler aux environs de Trêves un idiome particulier dont il retrouvera l’analogue chez les Galates d’Asie, et qui ne peut par conséquent être que le celtique[2] ? Sans doute ce sont des exceptions : on ne saurait pourtant les oublier. Dans l’ensemble on peut dire que la victoire du latin n’a pas été définitive et générale avant le IVe siècle[3]. Et comme la langue est toujours le véhicule d’une masse d’idées, de connaissances, d’habitudes intellectuelles, nécessaires à la production littéraire, on voit pourquoi il n’y a pas eu auparavant de littérature gallo-romaine : il ne pouvait y en avoir, puisque la Gaule a mis trois cents ans environ à devenir romaine par sa façon de penser et de parler.

Chose très remarquable, et très surprenante pour nous autres modernes, en même temps qu’elle devenait plus romaine, elle devenait aussi plus « gauloise, » je veux dire qu’elle prenait plus nettement conscience de son unité et de son originalité. Ces deux choses que nous croirions contradictoires ont pourtant marché de pair. Beaucoup de nos historiens, jugeant par un anachronisme inconscient la Gaule antique comme s’il s’agissait de la

  1. Digeste, XXXII, 11.
  2. S. Jérôme, Commentaire sur l’Épitre aux Galates, Patrologie de Migne, t. XXVI, p. 357.
  3. L’étude de l’onomastique gallo-romaine conduit aux mêmes conclusions. Les noms romains, qui apparaissent dès le Ier siècle à côté des noms gaulois, ne triomphent seuls qu’au IVe siècle.