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Montesquieu se contente de peu : la critique des sources est chez lui presque nulle. Par quelque voie qu’un renseignement lui vienne de Bantam ou du Congo, Montesquieu le prend en note et il en fait état. Voltaire vérifie, contrôle, et s’assure de l’authenticité des faits ou de la qualité des témoignages ! Et enfin, lassée de la Chine, quand l’opinion publique se tourne du côté de l’inde, Voltaire est le premier qui la suive, si même on ne doit dire qu’il l’a précédée. C’est lui, le premier, qui soupçonne ce que la connaissance de l’Inde va nous apporter de nouveau. Et c’est lui, ne craignons pas d’aller jusque-là, qui trace, dans sa polémique même, la première ébauche de l’étude des religions comparées. On eût aimé que M. Martino insistât sur ce rôle éminent, capital et unique, de Voltaire, dans la diffusion des idées relatives à l’Orient.


On voit, si nous avons fidèlement résumé le livre de M. Martino, que, « littérairement, » l’influence de l’Orient n’a pas été bien profonde sur la littérature du XVIIe et du XVIIIe siècle. On montrerait, je crois, sans peine, qu’elle ne l’a pas été non plus sur la littérature du XIXe siècle, et, à cet égard, il ne faudrait pas que quelques chefs-d’œuvre, tels que certains poèmes de Leconte de Liste, ou quelques romans de Loti, qui sont plus, et autre chose que des romans, nous fissent illusion. En nous devenant familières, les choses d’Orient ne nous sont pas devenues « intérieures ; » il n’y a pas eu de pénétration. ; et, on peut le dire en toute assurance, rien ne ressemblerait moins au livre de M. Martino que celui qu’on pourrait écrire sur l’Influence de l’Espagne ou de l’Italie dans la Littérature française. Mais la littérature n’est pas le seul intermédiaire par lequel une civilisation agisse sur une autre, et nous avons essayé de faire voir que, s’il n’avait pas beaucoup enrichi le roman ni le théâtre français, le contact des choses d’Orient avait profondément modifié la « mentalité » française, sinon du XVIIe, au moins des XVIIIe et XIXe siècles. Le XIXe et le XVIIIe siècle français ne seraient pas tout ce qu’ils sont si les choses d’Orient et d’Extrême-Orient, de l’Inde et de la Chine en particulier, n’étaient entrées pour une part dans la composition de leur esprit. C’est précisément ce que voulait dire Schopenhauer quand il écrivait les quelques lignes que nous rappelions au début de cet article. C’est ce qu’on voit clairement dans le livre de M. Martino. Et c’est pourquoi nous ne serons pas les seuls à le féliciter et à le remercier de l’avoir écrit.


F. BRUNETIERE.