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et la parure ne servent qu’à attirer l’attention sur vous. » On ne peut pas exiger d’une femme de se réjouir d’être laide. Liselotte en avait pris son parti ; c’était déjà beaucoup.

La conscience qu’elle n’aurait jamais aucun succès de femme avait contribué à la rendre peu féminine dans ses goûts et ses idées. Elle ne concevait pas que l’on pût avoir envie de se marier : « Quand une femme, disait-elle, se fourre dans la tête qu’il lui faut un mari, c’est un coup de folie. Être estropiée d’une main est un malheur, avoir un mari en est un autre, » quel que soit le mari, car « le meilleur ne vaut pas le diable. » La sottise des sottises est de se marier par amour : « C’est un miracle qu’un mariage d’amour réussisse ; c’est très rare… D’ordinaire, il en advient de la haine[1]. » Le XVIIe siècle était nettement, et presque unanimement, de l’avis de Liselotte sur ce chapitre. Un dicton allemand, plus énergique qu’élégant, justifiait en ces termes l’opinion générale : « — L’amour est comme la rosée ; il tombe aussi bien sur une bouse de vache que sur une feuille de rose. » Faire un mariage d’amour, c’est s’exposer à fonder une famille sur « une bouse de vache, » et quel être doué de raison voudrait encourir pareil risque ?

Elle avait justement sous les yeux un exemple des malheurs que peut causer l’amour en tombant mal. Dans le cas de Mlle de Degenfeld, la rosée était tombée sur les pierres du chemin. Liselotte voyait son père, à cinquante ans passés, aussi enflammé que jamais pour une femme qui, assurément, lui était soumise et dévouée, qui lui écrivait qu’elle l’adorait, mais qui n’avait pourtant à lui offrir qu’une froideur irritante. Mlle de Degenfeld n’était rien moins que passionnée. La duchesse Sophie parlait de sa froideur en personne renseignée, et son frère s’en est plaint dans un curieux mémoire écrit après la mort de son amie[2], et intitulé par lui : Bilan de mariage. Louise, — soit dit à son honneur, — n’était pas plus intéressée que passionnée, et elle ignorait l’intrigue. C’est à croire qu’elle devint la maîtresse de ce vieil atrabilaire pour l’honneur, parce qu’il était prince régnant, et que la longue patience de cette infortunée fut un miracle du sentiment monarchique. Quoi qu’il en soit, le miracle n’alla pas jusqu’à la rendre heureuse, et l’Électeur ne le fut

  1. Lettres aux raugraves, des 8 mars 1715, 4 septembre 1697, 15 juillet 1719, 10 mai 1713, 16 février 1702.
  2. Schreiben des Kurfürsten, etc., p. 305.