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ce travail de direction de conscience auquel François de Sales nous a rendu l’incomparable service d’intéresser la littérature. D’autre part, il faut noter que les Essais ont réussi surtout dans le public masculin. Mettons à part, et pour toute sorte de raisons, Mlle de Gournay. Montaigne a eu peu de lectrices ; il n’y avait guère, dans ses écrits, de ce qui peut plaire aux femmes. C’est aux femmes au contraire que s’adressent les lettres de direction. Et ce sont elles qui vont à travers tout le XVIIe siècle donner le ton et imposer leur goût en littérature Les années où écrit saint François sont les mêmes où paraissent les cinq volumes de l’Astrée. Les minutieuses analyses de d’Urfé n’auraient pas été aussi bien comprises si d’autre part n’eût déjà commencé à se répandre dans la société choisie le goût de la vie intérieure. Et cette « honnête amitié » dont on décrivait les effets dans la fameuse bergerie, n’était-ce pas un reflet affaibli de cet amour des âmes, aussi pur que le ciel et plus fort que la mort, de qui saint François pouvait dire à Mme de Chantal : « Non il ne sera jamais possible que chose aucune me sépare de votre âme : le bien est trop fort. La mort même n’aura point de pouvoir pour le dissoudre, puisqu’il est d’une étoffe qui dure éternellement. » Trente années plus tard, Corneille fera représenter son Polyeucte. Et nous doutons encore si Pauline aime son mari : c’est que, tout imprégnés que nous sommes des idées romantiques, nous ne savons plus comprendre cet amour où la raison et la volonté ont autant de part que le sentiment. Jamais au XVIIe siècle, sauf chez les auteurs de tradition gauloise, on ne parlera de l’amour, sans indiquer ses rapports avec la morale. Mais comment parler même de l’immoralité de la passion, et considérer qu’il y a des fautes ou des crimes d’amour, si on ne fait pas de l’amour une création en grande partie volontaire ? Rien ne serait plus aisé que de prolonger la démonstration et de multiplier les exemples attestant cette influence exercée sur notre littérature classique par la littérature spirituelle. Mais aussi bien une simple constatation de dates y suffit-elle. Car l’histoire de la littérature spirituelle tient en France entre les dernières années du XVIe siècle, et les premières années du XVIIIe. Mais pareillement, notre littérature profane, tout occupée de l’extérieur à l’époque de la Renaissance, ne s’enferme dans l’étude de l’âme humaine que pendant le XVIIe siècle, jusqu’au jour où les « philosophes, » uniquement soucieux du point de vue social, laissent se perdre le goût de l’étude morale qui nous avait valu cent années de chefs-d’œuvre.


RENE DOUMIC.