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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/117

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part un obstacle, ce sera là, dans cette croyance que tout favorise autour de nous, et dont je ne sais ce qu’il pense pour sa part, mais que, pour la mienne, je considère comme absolument fausse. En littérature comme en art, une grande œuvre est toujours l’œuvre de quelqu’un.

Concluons donc que le Roman de Tristan est l’œuvre d’un grand poète inconnu, et que tous les fragmens qui nous sont parvenus de la légende n’étaient, quand ils existaient encore chacun dans son intégrité, que des imitations ou des remaniemens de ce poème primitif. Ce poêle était-il Picte ou Gallois, Armoricain ou Anglo-Normand, Allemand ou Français ? nous l’ignorons, mais nous disons qu’il n’importe guère, ou du moins pas plus qu’il ne nous importe, quand nous voyons jouer Hamlet ou Othello, que Shakspeare soit Anglais ou d’une autre race. Pour composer son poème, ce poète a d’ailleurs, comme tous les poètes, « pris son bien où il le trouvait, » et, avant de faire entrer dans son œuvre les élémens qui la constituent, il ne s’est point demandé si les uns étaient « celtiques, » et les autres grecs ou latins, mais il les a ployés à son usage, et la valeur en est ainsi devenue très supérieure à leur valeur d’origine, quelle qu’elle fût. C’est en lui, dans son génie, et non pas dans le « folklore » qu’il a trouvé l’idée qui vivifie tous ces élémens d’une vie nouvelle, qui les subordonne les uns aux autres, et qui, d’une compilation qu’ils risquaient d’être en des mains plus vulgaires, en a fait l’une des « combinaisons » les plus harmonieuses qu’il y ait dans l’histoire de la poésie. et son malheur, ou plutôt le nôtre, a voulu qu’au cours des temps la « combinaison » se perdît, mais on en retrouve la force et le charme presque dans toutes les imitations qui nous en sont parvenues ; et l’idée était si belle, elle était si féconde, elle touchait si profondément quelques-unes des fibres les plus délicates et les plus secrètes de l’humaine sensibilité, que, même s’il ne survivait de Tristan et Iseut qu’un titre, et cette idée, c’en serait encore assez pour faire du poème une des grandes œuvres de l’humanité.


Que les érudits louent maintenant, et remercient M. Bédier de la manière savante et critique dont il a « réédité, » pour leur usage, le texte de Thomas, nous l’en remercierons et nous l’en louerons nous aussi. Ils s’y connaissent mieux que nous, et nous ne pouvons donc en ceci que les suivre. Mais nous le