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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/213

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le thé. Au cours d’une dînette improvisée, les deux amis causent, et Selden est reconnaissant à cette rayonnante beauté, victime d’une civilisation malsaine, de brûler la poudre de sa coquetterie contre un aussi petit gibier que lui-même.

Pourquoi ne vient-il jamais la voir chez sa tante Peniston ? Il n’est pas de ces hommes cependant auxquels à première vue ses allures déplaisent, ni de ceux qui la craignent, s’imaginant qu’elle veut les épouser.

Il convient que l’idée ne lui est jamais venue qu’elle voulût faire de sa chétive personne un mari ; c’est peut-être justement pour cette raison…

— Allons ! ne dites donc pas des choses indignes de vous. Ne voyez-vous pas qu’il y a bien assez d’hommes pour me faire la cour et que j’ai besoin d’un ami avec lequel je n’aie point à me tenir sur mes gardes ?

Oui vraiment, elle aurait besoin de quelques bons conseils ; ceux que lui donnent sa tante sont démodés, hors d’usage ; ils remontent pour le moins à 1850, et les autres femmes, ses amies, ne se soucient guère de ce qui lui arrive. Il y a trop longtemps qu’on la voit partout, et que partout on parle d’elle. L’opinion générale est qu’elle devrait se marier.

Et Selden approuve.

— Très bien ! vous êtes un ami décidément, puisque vous commencez à me dire des choses désagréables.

Mais il est bien vrai que c’est là son unique ressource, puisqu’elle a été élevée, cultivée en vue du mariage, comme une plante de serre, et qu’elle est en réalité horriblement pauvre, ayant besoin de tant d’argent !

Selden lui rappelle un des aspirans à sa main :

— Oh ! la mère a pris peur… Elle a cru que je voudrais faire remonter tous les chamans de famille et elle l’a embarqué pour les Indes.

Tout en fumant d’un air rêveur une ou deux cigarettes, Lily reconnaît qu’elle serait une femme ruineuse. Puis elle remarque distraitement que Selden a de beaux livres ; elle l’interroge sur les horreurs de grand prix qu’on appelle les premières éditions américaines et qui, par leur rareté même, tentent, si laides qu’elles soient, une élite de collectionneurs. Selden ne doute pas qu’elle n’ait quelque intérêt à se renseigner ; jamais miss Bart ne fait rien d’inutile ; et en effet, ses filets sont tendus