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que pourrait le faire l’individu le plus riche qu’elle eût encore rencontré. Combien par parenthèse ceci est américain !

De son côté, Selden qui n’avait jamais jusque-là goûté auprès d’elle qu’une sorte d’amusement esthétique, en admirant son jeu sans s’y mêler, tant il eût été fâché de lui faire perdre la partie, Selden voit avec d’autres yeux cette belle et intelligente créature. Il est forcé de croire à sa spontanéité et entreprend de la convertir une bonne fois à son idée du succès, un succès qui ne consiste pas à tirer de la vie coûte que coûte tout ce qu’elle peut donner, mais à gagner la liberté personnelle. « Celle-ci, dit-il, vous dégage de tout souci, souci d’argent ou souci de pauvreté, les accidens matériels ne comptant pour rien dans cette république de l’esprit où il est presque aussi difficile d’entrer que dans le royaume des cieux. » Et Lily reconnaît sans peine qu’après avoir lutté jusqu’à épuisement pour acquérir les biens dont se contente son entourage, elle n’en jouirait guère. L’avenir qu’elle s’est choisi lui est parfois apparu bien sombre et bien vide, mais jamais aussi vide, aussi sombre que quand Selden lui en montre le néant. On ne pourrait reprocher qu’un peu trop de recherche et d’esprit au dialogue qui précède l’aveu involontaire : « Pourquoi me faites-vous haïr tout ce qui s’offre à moi si vous n’avez rien à me donner en échange ? » et où Selden répond avec feu : « Non, je n’ai rien. Si j’avais quelque chose, tout serait à vous et vous le savez. »

Les personnages de Mme Wharton causent à ravir, mais ce moment de sublime bêtise, où cessent les jolis duels de mots et d’idées, ne sonne presque jamais pour eux. Même ici, lorsque Selden et Lily Bart « sont montés comme deux enfans aventureux à des hauteurs défendues d’où ils découvrent un monde nouveau, » il ne faut, pour les arracher au vertige commençant, que le bruit soudain d’une automobile ramenant à Bellomont quelques invités parmi lesquels Gryce. Tout à l’heure, « le monde réel à leurs pieds se voilait, s’effaçait et, au-dessus de lui, une lune claire se levait dans le bleu, » mais c’en est fait, ce bruit lointain, tel que le bourdonnement d’un insecte gigantesque, a retenti et, suivant les sinuosités de la grande route, plus blanche à travers le crépuscule environnant, un objet noir se précipite… »

Lily s’aperçoit avec terreur qu’il est tard, elle se rappelle qu’elle a prétexté une migraine pour ne pas sortir, et Selden, non sans effort, reprend l’ancienne opinion qu’il avait d’elle. Au