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ou germanique, et l’inégalité de classes qui en fut le résultat. Mais, ajouterons-nous cependant, c’est à la condition sine qua non, que cette conquête démocratique se montre rationnelle à son tour, comme le furent, dans leur triomphe, ces races éminentes, façonnées par une longue discipline sociale intérieure. Renan ne le dira pas assez à Caliban peut-être. Il demeurera désormais le spectateur indulgent et détaché des fantaisies du nouveau seigneur ; et c’est dans ce dernier rôle qu’il nous reste à le contempler maintenant.


V

Après 1876, les velléités germanistes et féodalistes de Renan ne survivent que dans quelques mémoires. Le grand public, ignorant de leurs sources allemandes, ne les a guère comprises en leur temps quand il ne les a pas entièrement ignorées. Aux yeux de la génération qui grandit pour les luttes anticléricales des dernières années du XIXe siècle, Renan est l’auteur, non pas de la Réforme intellectuelle et morale, mais de cette Vie de Jésus, qui a inquiété l’Empire, irrité les évêques, et qu’une édition à bon marché a rendue populaire. Par là, il est devenu l’homme du jour, le porte-drapeau de la philosophie officielle, — situation qui n’est nullement dépourvue de charmes, — et il va s’occuper désormais à la conserver ou à l’affermir. Non qu’il ait le mauvais goût d’accentuer à ce moment son attitude anti-chrétienne et son geste destructeur. Bien au contraire. Cela serait superflu, puisqu’une solide position est déjà tenue par lui sur ce terrain brûlant, une notable avance conquise sur des émules moins richement doués. Il s’emploiera bien plutôt à contenir et à modérer des disciples trop ardens qui n’ont point autant que leur maître le sens exquis de la mesure et risqueraient de favoriser, par trop d’outrecuidance, l’essor d’une réaction toujours menaçante.

Son effort se portera plus utilement ailleurs. Il n’ignore pas qu’il y a beaucoup à rétracter et à corriger dans ses assertions politiques et sociales. Il prend conscience d’avoir laissé jadis « bifurquer sa politique de la façon la plus maladroite[1] » et il juge bon de retourner au point de bifurcation pour choisir cette

  1. , Souvenirs d’enfance, p. 117.