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Cette impression de la réalité vivante, je l’ai récemment éprouvée, lorsque j’ai mis la main sur une liasse poussiéreuse de lettres autographes de Mme du Deffand, — lettres sans prétention, négligemment écrites et sans aucun souci de la postérité, — ainsi que sur de nombreuses pièces émanant de ses proches, son père, ses frères, sa sœur, sa belle-sœur, son mari. Illustre, Mme du Deffand l’est, à coup sûr, entre toutes les femmes de son siècle, et ce n’est que justice, car elle les dépasse la plupart par l’étendue de son esprit, par la sûreté de son jugement, par la souplesse de son intelligence, et surtout par ce don charmant du style épistolaire que nul peut-être, depuis Mme de Sévigné, n’a possédé à un égal degré. Il n’est personne qui n’ait au moins feuilleté le recueil de ses lettres, et qui ne sache certains des épisodes de son histoire, sa liaison avec Hénault, son intimité avec d’Alembert, ses rapports orageux avec Mlle de Lespinasse, son attachement fidèle au duc et à la duchesse de Choiseul, enfin, dans ses dernières années, la singulière passion de tête de cette septuagénaire aveugle pour le sec et brillant Walpole, cet « emportement d’amitié, » selon son expression, qui la fit tant souffrir et nous valut de si merveilleuses pages. Mais, auprès de ces faits notoires, combien de points restés obscurs dans cette longue existence ! Que sait-on de son ascendance, de son enfance, de sa jeunesse, de son mariage, de ses relations de famille, de toute cette partie de sa vie qui ne s’est point passée autour d’une table de souper ou sous les lambris d’un salon ? Il n’est pas jusqu’à son écriture dont, par une ironie étrange lorsqu’il s’agit de celle qui a tant et si bien écrit, on ne connaissait pas une ligne[1]. Les lettres et pièces inédites dont je vais faire usage ne me donnent pas le présomptueux espoir de lever tous les voiles, et moins encore de renouveler l’histoire de Mme du Deffand, mais elles jettent une certaine lumière sur quelques-uns des points que je viens d’indiquer ; peut-être y verra-t-on aussi quelques croquis, pris sur le vif, de cette société provinciale qui, au XVIIIe siècle, gardait encore, en certaines régions reculées, une animation si intense et une couleur si pittoresque. Et c’est pourquoi j’espère que ces modestes pages trouveront grâce devant ceux qui aiment à respirer le parfum des choses d’autrefois.

  1. On ne peut en effet considérer comme un spécimen de son écriture les quelques lignes tracées à l’aide d’une machine, après sa cécité, dont le fac-similé est reproduit dans plusieurs éditions de ses lettres à Walpole.