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aux Grecs et légué aux modernes la tradition de l’histoire vivante : « Il rendait à la culture latine un grand service en renouvelant dans l’histoire artistique, psychologique et rationnelle le maigre récit des annales qui constituait depuis des siècles l’histoire de Rome, histoire aussi aride et aussi ridicule que cette prétendue histoire critique et scientifique à laquelle certains pédans voudraient encore la ramener aujourd’hui. Atticus et Cornélius Nepos eux-mêmes… avaient donné les faits sèchement, année par année… Salluste au contraire écrivit une histoire psychologique et artistique, où les passions des hommes sont analysées, où les personnages sont mis en relief d’une façon vigoureuse, et où les événemens racontés dans un ordre rationnel sont l’objet de considérations philosophiques et morales. » Certes il ne faut pas faire fi du travail critique et de la science : l’historien moderne qui se livrerait à ce puéril dédain en serait aussitôt victime, et M. Ferrero le sait bien. Ce passage est une boutade, mais c’est aussi une définition. Très justement M. Ferrero pose en principe que l’œuvre de l’historien doit porter sur un ensemble, qu’elle consiste à montrer comment s’y enchaînent les causes et leurs effets, et à reconstituer cet ensemble dans ses proportions justes et sous son apparence concrète. En d’autres termes, il est de ceux qui nous rappellent que l’historien ne saurait se dispenser d’être à la fois un penseur et un artiste.

A sa tâche ainsi comprise M. Ferrero apporte les qualités les plus rares, et dont la première est précisément le sens de l’histoire : entendez par là le coup d’œil qui discerne sûrement l’importance relative des époques, et va droit à l’instant décisif, au phénomène significatif, à l’événement qui est nouveau et gros de conséquences. Quand M. Ferrero nous montre en Lucullus le premier des généraux romains qui rompent avec les traditions de la diplomatie séculaire et substituent à la prudence ou aux lenteurs du Sénat l’audace de leur volonté propre, ou quand il envisage la possession de la Gaule comme le contrepoids par lequel Rome contre-balance l’influence orientale et comme la condition même de l’équilibre pour l’Empire romain, ce sont là éminemment des vues d’historien. Et c’est la preuve que M. Ferrero était bien destiné à être historien plutôt que philosophe ou romancier, qu’il avait la vocation et le « don. » À ce mérite initial s’en ajoutent d’autres chez le nouvel historien de Rome : la vivacité de l’intelligence, l’abondance des idées, la fertilité de l’invention qui ne le laisse jamais à court d’hypothèses, l’ingéniosité à trouver toujours des explications plausibles, l’esprit. Ajoutez un tempérament combatif, une ardeur de conviction qui le fait s’engager à fond, se