Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/456

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les historiens d’Antoine et de Cléopâtre. M. Ferrero ne peut croire qu’un homme porté par la fortune au sommet de la grandeur et devenu le premier personnage du monde, ait tout sacrifié à un caprice des sens. Dans cette prétendue folie amoureuse, il ne veut voir qu’un calcul politique. Antoine avait formé le plan de détacher de l’Occident la partie orientale de l’empire romain et de s’y créer un domaine indépendant. Pour atteindre son but, il avait besoin de l’appui de la reine d’Egypte, qui, elle-même, ne pouvait se passer du secours d’Antoine. L’amour ne fut pour rien dans l’affaire. Ainsi se trouve rétablie la suite logique des événemens : le cours régulier de l’histoire ne saurait être dérangé par ces accidens, le génie et la passion.

Mais voilà bien la conclusion qu’il nous est difficile d’accepter. Nous entrons en méfiance contre un système qui laisse si peu de place à l’imprévu. Nous nous demandons si la marche de l’histoire est aussi rectiligne et sa trame aussi simple, et si l’auteur n’a pas sacrifié aux exigences de sa thèse la réalité humaine infiniment plus complexe. Certes les besoins matériels rendent compte de beaucoup de choses, mais ils ne les expliquent pas toutes. Nous voulons être de mieux en mieux nourris, habillés, logés ; mais nous sommes aussi bien conduits par des aspirations plus relevées, et les idées, elles aussi, ont leur force. L’évolution économique et financière de Rome ne l’a pas seule jetée dans la voie des conquêtes, où, aussi bien, on la trouve engagée dès ses plus lointaines origines. De tout temps l’esprit de domination avait habité l’âme romaine, et depuis l’époque des luttes contre les Albains ou les Samnites, jusqu’à celle de la conquête des Gaules ou de l’Egypte, il ne fit que s’accroître par un développement régulier à mesure que le succès reculait la limite des ambitions. C’est un rêve de gloire, c’est une foi mystique dans les destinées de la Ville éternelle qui a fait des Romains les maîtres du monde.

Certes l’idée d’une lutte entre deux civilisations contraires est une idée juste et féconde. Certes l’infiltration des mœurs étrangères a été un actif élément de décomposition pour la nationalité romaine. Encore est-il besoin d’apporter à cette vue bien des atténuations et c’est être en partie dupe des mots que d’opposer, comme deux entités irréductibles, Orient et Occident. Fort avant le temps des grandes luttes qui marquèrent la fin de la République, le travail de pénétration avait commencé et l’Occident avait fait à la civilisation orientale plus d’un emprunt. Aussi bien des tendances identiques se faisaient plus ou moins sentir sur les points les plus différens du monde des anciens, comme aujourd’hui toutes les nations se trouvent aux prises