Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/576

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Marignane passait là sa vie. Il s’y trouvait comme en famille, Valbelle étant son cousin, et Mme de Croze étant la cousine de Mme des Rolands, maîtresse de Valbelle. Mais le moyen de s’introduire dans ce cercle doré ? Jeune fille, Emilie ne l’avait pas ; et le mariage ne suffisait pas à le lui procurer. Qui ne savait plaire était écarté de la cour d’amour, ou n’y tenait qu’un rang dédaigné. Emilie avait de l’enjouement, des grâces vives, une verve piquante, du talent pour l’imitation et le récit, une voix admirable. Il s’agissait de cultiver ces agrémens et de les rendre sensibles à son père ; elle s’y ingénia, elle y parvint.

Dans un éclat heureux de son style gothique, le marquis de Mirabeau a défini en deux mots toute la personne d’Emilie ; telle il la vit à vingt-trois ans, comme sa belle-fille, telle elle était à seize, déjà : un singe mélodieux. Petite, mais la taille bien prise, en dépit d’une déviation qu’un peu d’art dissimulait ; le visage noiraud, irrégulier et commun au premier aspect, mais d’une expression attachante et mobile, quand la timidité ne le figeait pas ; dabondans cheveux, très noirs comme les yeux aux regards lians et tendres, la bouche rieuse, une dentition fine et blanche, que les canines trop longues déparaient un peu, Emilie enjôlait bientôt les prétendans que n’avait attirés d’abord que sa grande fortune. Comme on pense, elle ne répugnait pas au mariage. Tout ce qui l’éloignait de chez sa grand’mère lui semblait très avantageux. Elle pressentait la convoitise de ses tantes ; et il ne lui aurait pas déplu de la décevoir au plus vite. Jusque-là, elle n’avait goûté de paix et de bonheur qu’en étudiant avec sa maîtresse de chant, Mlle Jaquet, et en devisant auprès des beau-père et mari de Mme la comtesse de Vence, soit en leur maison d’Aix, soit en leur bastide, où l’on faisait danser les paysans à tous les jours de fête. Emilie ouvrait le bal. Elle était là, en somme, chez ses parens.

Le marquis de Vence, vieillard alerte, galant, dissipé, expert à tous les divertissemens de la bonne compagnie, était notoirement le père de M. de Marignane, et il traitait Emilie comme sa petite-fille. Il ne rappelait guère son illustre ancêtre Romée de Villeneuve, baron de Vence, seigneur de 22 villes ou bourgs, qui ramena l’ordre dans les finances de Raymond Bérenger, comte de Provence, fut, dit-on, jalousé et disgracié, et mourut exilé en 1250. Dante loue ce héros au chant VIe du Paradis ; Béatrice lui découvre, brillante dans une perle des joyaux célestes, « la