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objurgations, si elles ne déterminèrent pas Mirabeau à cesser emprunts et travaux, coïncidèrent au moins avec un arrêt momentané. Il avait épuisé son crédit. Il souhaitait hautement qu’une lettre de cachet vînt au plus vite le soustraire à la main de ses créanciers. M. de Marignane et M. d’Albertas prirent l’initiative de cette mesure. Au vu de leur requête, le marquis de Mirabeau s’adressa au dispensateur de ces sortes de grâces. C’était le comte de Saint-Florentin, duc de la Vrillière. Il fallut que l’Ami des Hommes le priât d’aller doucement et de laisser le ménage entier. « Il nous faut tirer race de ces gens de là-bas, expliquait-il à son frère le bailli ; le sang de Vassan [nom de la mère de Mirabeau] s’épurera par celui de Marignane, qui est doux. » L’ordre du Roi fut rédigé en conséquence, et signifié à l’intéressé le 28 décembre 1773 : il l’exilait au château de Mirabeau.

Modéré en apparence, le marquis de Mirabeau fut excessif dans le châtiment. Il réduisit son fils et sa bru à un peu moins que la portion congrue, pour rendre meilleure la part éventuelle des créanciers. Cette parcimonie vexatoire, et même puérile, trouva Emilie résignée ; mais son mari en fut outré d’indign-tion. Il s’en prit à Dieu, à diable, et même à M. de Marignane, qui lui répliqua pour tous (13 mars 1774), de sa grande et molle écriture :


Vous me permettrez de vous observer que j’ai eu ce matin sous les yeux un état de vos dettes montant à 187 000 livres, qu’il y en a plusieurs qui n’étaient pas comprises dans l’état, au moyen de quoi je crois qu’il y aurait à gagner à les fixer à 200 000 francs. Vous avez 6 000 francs de pension, votre femme en a trois, ces deux sommes réunies ne payent pas les intérêts de vos dettes. Je ne crois pas que dans pareille position l’on soit si fort en droit de se plaindre qu’un père veuille mettre des bornes fixes à la dépense d’un fils qui dans deux ans de temps a pu se plonger dans un dérangement aussi incroyable ; je veux convenir avec vous qu’on ait un peu calculé trop ric à ric le nombre de livres de pain et de livres de viande qu’il vous faut pour vous, votre femme et vos quatre domestiques[1]. Vous deviez être sûr que les représentations que Raspaud vous disait avoir faites à monsieur votre père produiraient leur effet, et vous pouviez, en attendant la réponse, prendre le petit excédent qui vous était nécessaire ; votre femme veut partager votre sort, elle doit donc être la première à désirer que votre dépense soit réduite au plus petit pied pour ne dérober à vos créanciers que ce qui est du plus strict nécessaire pour vous et pour elle. Je crois, monsieur, que

  1. Mirabeau à M. de Limaye : « Je suis ici dans la plus douloureuse situation on vient de fixer ma femme, moi et mes gens à 7 livres de viande par jour, 6 livres de pain bis, 3 livres de pain blanc ; et je ne sais si mon cœur est plus flétri ou plus irrité de toutes ces humiliations. »