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que nous eussions demandé leur acte de naissance aux brillans causeurs qui en sont l’ornement. Quand ils sortent du peuple, comme par exemple Marmontel, né paysan, ils ne manquent pas au besoin de s’en enorgueillir, dans les grandes occasions, mais, dans l’ordinaire de la vie, leur souci quotidien n’est que de recouvrir, pour ainsi dire, leur origine, et ils n’ont garde de se « solidariser » avec ce peuple dont ils sont. Ils souhaitent donc de tout leur cœur, qui est quelquefois généreux, que le « peuple » ne meure pas de faim ; ils souhaitent qu’on l’instruise, ou plutôt qu’on le dégrossisse, en le libérant de ses préjugés et de ses superstitions ; ils souhaitent qu’un peu de bienveillance et même de sensibilité s’insinue, pour les rendre plus faciles, dans les rapports des hommes entre eux : ils souhaitent, qu’à défaut de la Cour, l’accès des Académies et celui des salons soit largement ouvert « au mérite, » mais à vrai dire, le « peuple » ne les intéresse pas comme « tel ; » ils n’en font point encore une « classe » de la société de leur temps. Le « peuple, » c’est pour eux le réservoir commun et inépuisable où la nation trouve toujours les serviteurs dont elle a besoin. On était « peuple » hier, on ne l’est plus aujourd’hui ; nos fils ou nos petits-fils le redeviendront peut-être demain ; et c’est pourquoi, d’une manière générale, on ne peut pas dire des « philosophes » qu’ils se soient adressés directement au peuple.

Comme ils n’ont pas tous des « charrues, » ni des terres à faire valoir, ils n’ont pas du peuple une opinion tout à fait aussi défavorable que celle de M. de Voltaire. Mais je ne crois pas qu’aucun d’eux, en réalité, pas même Diderot ou Jean-Jacques ait écrit « délibérément » pour le peuple, et d’une manière que l’on puisse reconnaître ou signaler dans leur œuvre. Ils ont écrit, comme tous les écrivains, de presque tous les temps, pour « le public lisant, » et la question de leur influence est donc ainsi ramenée à celle de savoir quelle était la composition et l’étendue de ce « public lisant ? » Le « peuple » au XVIIIe siècle a-t-il lu les écrits de nos « philosophes ? » « Tout le monde lit à Paris, écrivait un Allemand à la fin du siècle. Chacun, surtout les femmes, a un livre dans sa poche. On lit en voiture, à la promenade, au théâtre, dans les entr’actes, au café, au bain. Dans les boutiques, femmes, enfans, ouvriers, apprentis lisent. Le dimanche, les gens qui s’assoient à la porte de leurs maisons lisent ; les laquais lisent derrière les voitures,