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témoignage de Machiavel, s’ils eussent connu, outre les Œuvres classiques du « fameux secrétaire de Florence ou politique d’enfer, » ses Légations en Romagne, qu’ils paraissent avoir ignorées. « Vous allez voir… vous verrez ici…, » disent-ils volontiers l’un et l’autre. Mais Machiavel a vu, lui, et vu comme il savait voir. Pendant trois mois et demi, à toute heure du jour et de la nuit, il s’est trouvé face à face avec « le monstre ; » il a eu avec lui dix-huit ou dix-neuf entretiens sur des matières d’Etat ; il était près de lui dans une circonstance décisive, à l’apogée de sa domination ; il y revint après sa chute. Il en a pris la mesure, il l’a mis au point, il s’est mis au niveau. A considérer cette figure, elle s’est gravée en son cerveau, s’y est condensée, concentrée ; c’est un fantôme qui l’obsède, c’est un levain qui y fermente, c’est une vie nouvelle qui s’y élabore : quelque chose de grand y naît de ce quelqu’un, très agrandi, qui l’emplit. A peine une quinzaine après l’affaire de Sinigaglia, il s’en va, s’enfuit presque, emportant le Prince.

Et c’est parce que César Borgia est le prototype du Prince, qui a pour « dessous » son histoire et qui est directement construit sur ce dessous profondement creusé ; c’est parce que le Prince, au point de vue littéraire, est un livre incomparable ; au point de vue politique, contient tout l’essentiel de ce qu’on a nommé le « machiavélisme ; » au point de vue historique, résume et, pour ainsi parler, « formule » la manière de penser, d’être, et d’agir de tous les princes et de tout un peuple durant un long moment de la vie d’une nation ou d’une race ; parce qu’il a survécu à ce moment même, débordé ce milieu, et qu’il les a dépassés l’un dans l’espace, l’autre dans le temps ; parce que tout n’est pas mort de ce que Machiavel vit vivre en César et fit vivre dans le Prince ; parce que jamais César ne fut le Prince plus qu’il ne le fut dans la préparation du coup de Sinigaglia, le bellissimo inganno, son chef-d’œuvre, et que rien ne rend mieux « sa manière ; » parce qu’il suffirait de transposer, en les adaptant au moment présent, au milieu d’aujourd’hui, les procédés de César et les maximes du Prince, pour que tout en fût vivant et puissant encore, et que, les instrumens ou les moyens étant changés, l’effet obtenu fût cependant équivalent ; c’est, en conséquence, par ce qu’il y a de perpétuel dans le machiavélisme ; c’est pour tant de raisons que César Borgia, monstre ou prince, monstre et prince tout ensemble, nous intéresse, nous ; et que