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LA
RELIGION DE GEORGE ELIOT[1]


Je me rappelle une soirée que j’ai passée à Cambridge avec George Eliot, dans le jardin des fellows de Trinité, un soir de mai où il pleuvait. Elle, un peu plus exaltée que de coutume, avait pris pour texte ces trois mots souvent employés pour rendre du cœur aux hommes : Dieu, l’Immortalité, le Devoir. Terriblement et passionnément sérieuse, elle montrait comment le premier de ces objets était inconcevable, le second inadmissible et cependant comment seul le troisième restait debout, péremptoire et absolu. Jamais peut-être ne fut affirmée d’une façon plus solennelle la souveraineté de la loi, de la loi impersonnelle et qu’aucune sanction ne soutient ! J’écoutais. Le soir tombait. Dans l’obscurité, les yeux fixés sur moi, grave et majestueuse comme une sibylle, elle arrachait l’une après l’autre de mon étreinte les deux chartes qui ont nourri l’espérance humaine et ne me laissait que la troisième, sombre monument d’une irrévocable destinée

Ainsi parle Frédéric Myers en une page dont j’ai vainement essayé de rendre l’éloquence fatidique. Ainsi parlent d’autres témoins, encore pénétrés des lentes et solennelles confidences que leur faisait la sibylle en les regardant de ses yeux profonds, cependant qu’au milieu du salon du Priory, le bon gros Lewes continuait ses joyeusetés intarissables.

Avouons que ce témoignage nous déconcerte, nous les amis de Milly Barton, de Dinah Morris et de tant d’autres héroïnes simplement et suavement humaines. Ce front plissé, ce geste dur, cette impitoyable vertu de tant d’autres professeurs de morale indépendante, c’est précisément ce que nous avions voulu fuir

  1. Sir Leslie Stephen, George Eliot (English men of letters edited by John Morley).