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manquait aucune occasion de la rappeler, par des phrases équivoques, mais trop claires pour elle, au remords de son adultère. Il allait s’aviser de la faire intervenir dans les pourparlers, de nouveau languissans, du mariage de son séducteur avec Mlle de Tourettes. A peine arriverait-elle à Paris, qu’il suspecterait les plaisirs, médiocres en somme, qu’elle y prendrait, et qu’il lui signifierait mystérieusement qu’en décembre elle eût à le rejoindre en Provence, sous peine d’être traitée par lui en épouse révoltée.

C’est pourquoi, — tout en lui renouvelant dans chacune de ses lettres le serment de lui obéir au premier signe, en lui faisant des peintures moroses de son existence chez l’Ami des Hommes et en démentant les alarmes qu’il concevait sur ses dissipations à Paris, — Emilie s’était ménagé dès octobre, c’est-à-dire un mois après son entrée au Bignon, un moyen sûr de se soustraire à l’autorité maritale et de ne pas quitter la demeure de l’Ami des Hommes. Celui-ci, à qui elle avait laissé entendre tous ses sujets de plainte, et qui ne se méprenait pas sur les motifs « sages et raisonnables » dont s’inspiraient ses lettres doucereuses au prisonnier d’If, avait écrit en conséquence à M. de Marignane le 11 octobre 1774 :


Qu’on ait jugé Madame votre fille aveugle sur le compte de son mari…, on s’est fortement trompé. J’ai trop d’intérêt à connaître le fond des choses pour m’y méprendre… En demandant la clôture de cet homme et qu’on lui ôtât toute correspondance, j’ai excepté celle de sa femme. Je ne sais si j’ai bien fait, mais je prévois le cas où nous serions obligés d’obvier aux effets de cette correspondance. Il pourrait lui écrire telle chose qui nous dérangeât tout. Elle me dit l’autre jour que si son mari lui demandait de se retirer (et je sus par ailleurs qu’il avait touché cette corde), elle serait obligée de se mettre dans un couvent ; que M. et M. disaient qu’elle était bien aise de la prison de son mari pour être à Paris. Je répondis à cela… que son mari étant in reatu civil et royal, elle n’avait d’autres conseils et d’autres ordres à suivre que ceux de son père.


Pour conclure, le marquis de Mirabeau priait M. de Marignane d’expédier à sa fille un ordre d’avoir à ne point s’éloigner d’où elle était. Emilie reçut cet ordre dans les premiers jours de novembre ; elle s’installait alors à Paris, dans l’appartement que l’Ami des Hommes occupait au Luxembourg. Elle n’en donna connaissance à son mari qu’en dernier argument. Les extraits suivans de sa correspondance avec Mirabeau achèveront de nous peindre sa conduite double et son aisance dans la duplicité :