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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/939

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m’arrêterai pas à y réfléchir. » Ce terrible moraliste ne paraît pas avoir été très scrupuleux sur les moyens de se procurer les sequins et les pistoles qui lui ont permis de « payer des tributs plus convenables pour un prince que pour un pèlerin. » Mais avec tout cela, nous ne pouvons nous empêcher de soupçonner qu’il y a quelque chose qu’il nous dissimule, sous ses hâbleries, comme il dissimule son manque d’oreilles sous ses turbans pointus ; et je ne serais pas du tout surpris, pour ma part, d’apprendre qu’au lieu de voyager en prince, ainsi qu’il le prétend, il a simplement voyagé en pèlerin, ou plutôt en tailleur ambulant, trop heureux de pouvoir être admis à ravauder les chausses de tous ces barons, lords, amiraux et pachas, qu’il voudrait nous représenter comme ses camarades.

En tout cas, le véritable objet de ses voyages doit avoir été de recueillir toute espèce de reliques, pour les revendre ensuite au roi Jacques et à ses courtisans. Les reliques des « papistes, » aussitôt qu’il a l’occasion d’y penser, le remplissent de mépris et d’indignation : mais lui, dans le « coffino » d’osier qu’il « garde toujours dans ses bras, » il emporte des débris de pierres du labyrinthe de Thésée, du palais de Priam, des colonnes du temple abattu par Sam son, et des flacons d’eau du Jourdain, et des baguettes de térébinthe de la plaine de Jéricho ; une copieuse provision de souvenirs dont nous le voyons prêt à faire commerce avant même d’avoir remis les pieds en Europe. Et à ce commerce de reliques il joint une industrie également lucrative, qui consiste à se faire délivrer, dans chaque pays qu’il traverse, une foule de certificats officiels et privés, qu’il compte bien exhiber dès qu’il sera de retour en Angleterre, pour s’acquérir ainsi la protection de la Cour, avec tous les avantages qui y sont attachés. De là, sans doute, son insistance à répéter qu’il n’y a jamais eu un voyageur qui soit allé aussi loin, qui ait vu autant de choses, ni qui ait eu à subir autant de « misères ; » et de là ce désir forcené de nous apitoyer qui le conduit, par exemple, lorsqu’une mésaventure lui est arrivée une fois, à nous la raconter trois ou quatre fois, comme s’étant produite dans des pays différens, mais avec des circonstances si exactement pareilles que nous devinons tout de suite que c’est une même histoire qu’il s’amuse à multiplier, pour mieux nous attendrir.


Mais si les « misères » que nous raconte Lithgow sont sujettes à caution, la collection même de ses certificats nous atteste la réalité des voyages qu’il a faits. Peut-être n’a-t-il pas été aussi constamment battu qu’il se vante de l’avoir été : mais certainement il a exploré une