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le fragment de Béroul, on croit avoir observé je ne sais quelle tendance à l’ironie, moins franche, mais analogue à celle de l’Arioste en son Roland furieux : Béroul s’amuse de ce que l’aventure d’un mari trompé a toujours eu pour un couleur gaulois d’extrêmement divertissant. Que signifie cette tendance ? Et, par hasard, quelque ironie légère se serait-elle mêlée de tout temps à la légende ? ou, au contraire, est-ce Béroul que nous rendrons responsable ici de ce que quelques fanatiques de Tristan appelleraient volontiers une espèce de sacrilège ? Il est clair que ces questions n’auraient pas de raison d’être si nous avions de Tristan un texte complet, tel que nous en avons un de La Chanson de Roland ou de Raoul de Cambrai. C’est donc aussi pourquoi, avant d’étudier le roman de Tristan, il a fallu le « reconstituer, » et sans doute on se rappellera qu’heureusement pour nous, c’est ce que M. Bédier avait fait, avec infiniment de goût, il y a quelques années, d’abord dans un beau volume admirablement illustré, puis dans un petit volume d’apparence et de format plus modestes. Je crois que le petit volume a été traduit dans toutes les langues de l’Europe.

Nous n’avons point à examiner « comment » M. Bédier s’y est pris, et, précisément, la question est une de celles qui n’appartiennent qu’aux seuls érudits. Lui-même il nous dit qu’en s’efforçant d’avoir constamment sous les yeux ou présente à l’esprit la légende entière, il s’est particulièrement inspiré, dans le choix des épisodes, de Béroul, de Thomas, — dont je crois qu’il s’était déjà chargé d’éditer le texte, — et d’un trouvère allemand, du nom d’Eilhart d’Oberg. Eût-il pu, ou dû, mieux faire ou autrement ? Les spécialistes répondront. C’est à eux qu’il appartient, — labeur long et pénible ! — de classer ces vieux textes, chronologiquement et géographiquement ; de déterminer les rapports qu’ils soutiennent les uns avec les autres ; d’examiner s’il en est que nous devions préférer, et pourquoi ? Il nous suffit, pour nous, que M. Bédier, d’une part, ne se soit pas beaucoup aidé du Tristan en prose, où la légende, enchevêtrée dans d’autres légendes, n’est plus qu’un « conte bleu » de la pire espèce ; et, d’autre part, que son Roman de Tristan et Iseut donne au lecteur la sensation d’une œuvre parfaitement originale, mais surtout organique, dont toutes les parties se rattachent naturellement les unes aux autres, sans excès de raideur ni de logique, et dont on pourrait dire enfin qu’il n’y a pas un épisode qui ne