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l’interrompre dans son labeur : mais à peine s’est-il rendu compte de ce mauvais effet, qu’aussitôt il a mis fin à l’aventure, en renvoyant sa femme et en s’enfuyant à Venise, où ses lettres nous montrent que, par le travail, il n’a point tardé à « se guérir » de sa double maladie, corporelle et morale. « Dès que je pourrai me remettre à mon Tristan, — écrit-il, de Genève, au lendemain de son départ de Zurich, — je me tiendrai pour sauvé. » Seul à Venise, encore souffrant, accablé de fatigue, il « s’est remis à son Tristan, » et est parfaitement heureux. « La solitude, dit-il, m’a fait un bien extraordinaire. Il est vrai que j’ai été souvent malade ; mais jamais cela n’a atteint ni altéré l’état foncier de mon âme. J’ai en moi le calme le plus beau, le plus profond. » Et la destinée de ses ouvrages précédens ne l’inquiète pas plus que les péripéties extérieures de sa vie : « Mes œuvres ne me plaisent, et ne vivent pour moi, que pendant que je travaille à les réaliser. Achevées, elles ne m’intéressent plus que parce qu’elles me procurent le moyen de me donner à de nouveaux ouvrages. »


Est-ce à dire que ce grand homme ait été un égoïste ? Aucun mot plus impropre ne pourrait être employé pour le définir. C’était, simplement, un homme de génie, contraint par son génie même à aimer son œuvre d’un amour passionné, et à lui sacrifier toutes les autres choses, ou du moins à ne les concevoir qu’« en raison » de cette œuvre. Mais, sous son impérieux génie de poète-apôtre, il y avait en lui un cœur infiniment tendre, délicat, généreux : et c’est ce que nous prouve encore le nouveau recueil de ses lettres. Non seulement, comme on l’a vu, la confidence de ses projets lui était un moyen de témoigner son affection à sa mère et à ses sœurs : il associait vraiment tous les siens, dans sa pensée, au succès et à la gloire qu’il rêvait de se conquérir. Avec une sincérité manifeste et touchante, il décrivait à chacun d’eux la part de bonheur qui lui reviendrait, lorsque l’opéra ou le drame qu’il était en train d’écrire aurait enfin assuré sa fortune. Et sans cesse à l’exposé de ses travaux il entremêlait de charmantes expressions de souvenir et de sollicitude.

Il adorait surtout sa mère et l’une de ses sœurs, Cécile, qu’il sentait lui être plus proche, en toute façon, que ses frères et ses autres sœurs. « Ma bonne petite maman, — écrivait-il à sa mère en septembre 1846, — s’il y a eu bien des choses entre nous, comme tout cela a vite fait de disparaître sans laisser de traces ! C’est pour moi comme quand, au sortir des angoisses et des soucis de la ville, je m’étends sur l’herbe, dans une belle vallée pleine d’ombre, contem-