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IV

Au premier rang de ces opposans, il faut placer une revue qui n’a eu qu’une courte existence, mais que de grands talens ont illustrée, la Revue Nationale. De tous les recueils auxquels j’ai collaboré, c’est celui que j’ai le mieux connu. Il avait eu pour fondateur un homme que rien ne préparait à la politique, mais auquel ne déplaisait pas l’espérance de jouer un rôle, l’idée de faire concurrence à la Revue des Deux Mondes et de devenir à son tour une puissance avec laquelle le monde des lettres et le monde politique seraient obligés de compter. C’était l’éditeur Charpentier qui avait fait sa réputation et sa fortune en créant le volume in-12 à couverture jaune et en le vendant 3 fr. 50. Par l’ensemble de ses idées il représentait bien l’esprit moyen de la bourgeoisie française, très conservatrice au fond, ennemie des boule versemens, mais raisonneuse, frondeuse et libérale. Comme beaucoup de conservateurs, il avait dû voter à l’origine pour le Prince Président, par crainte du spectre rouge. Mais la politique impériale s’était chargée de le guérir de l’Empire. A force de se frotter aux écrivains dont il éditait les œuvres, il avait acquis un vernis littéraire dont il se servait très habilement dans l’intérêt de son commerce.

Personne ne s’entendait à rédiger un traité comme lui. Il affectait la bonhomie : il avait l’air d’ouvrir à son interlocuteur le fond de sa pensée, il pariait de toute autre chose que de la convention littéraire qu’on allait signer ; religion, politique, littérature, tout lui était bon pour endormir la défiance. Il parlait longuement, pesamment, jusqu’à ce qu’il vît l’interlocuteur, étourdi et abattu par ce verbiage, sur le point de demander grâce. Au moment où on s’y attendait le moins, il tirait tout à coup le traité de sa poche et ne laissait pas au malheureux le temps de se reconnaître. À ce métier, il avait sondé les reins de beaucoup d’écrivains. Il distinguait à merveille ceux qui étaient capables de défendre énergiquement et habilement leurs intérêts des esprits accommodans et concilians dont un éditeur avisé, tel qu’il l’était lui-même, pouvait venir facilement à bout. Là où le public, jugeant sur les apparences, se serait trompé, il démêlait la vérité. Qui aurait cru, par exemple, que Sainte-Beuve, si subtil et si pénétrant eu toutes choses, n’entendait rien à la défense de ses