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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 37.djvu/578

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Celui-ci, poussé à bout, assurait sur sa tête d’un geste brusque le bonnet de velours noir qu’il portait habituellement et s’avançait vers Cuvillier-Fleury, comme pour le défier, mais il reculait presque aussitôt en voyant se dresser devant lui la haute taille et l’air menaçant de son ami. Par momens, il en pleurait presque de dépit. « Cet homme-là me fera mourir, disait-il tragiquement. Il y a soixante ans que cela dure. Au collège, il me chipait déjà mes gâteaux et mes billes, maintenant, il empoisonne ma vieillesse. » Après la bataille, les deux adversaires n’en demeuraient pas moins les meilleurs amis du monde, comme les avocats qui se serrent la main au sortir de l’audience où ils se sont pris violemment à partie.

La fille du duc Victor de Broglie, la comtesse d’Haussonville, avait aussi un salon très recherché. On y faisait peu de politique. Infiniment cultivée, instruite autant qu’on peut l’être sans l’ombre de pédantisme, la maîtresse de la maison appréciait surtout la société des philosophes et des écrivains. Elle éprouvait le plus grand plaisir à échanger avec eux des idées. Loin de leur imposer les siennes, elle ne s’étonnait ni ne se fâchait qu’on envisageât les choses à un point de vue différent. Avec elle, la liberté de discussion demeurait absolue. Quoique née et élevée dans une famille doctrinaire, elle aurait fait bon marché de la doctrine pourvu qu’on lui démontrât que la doctrine avait tort. Elle ne recherchait que la vérité, en dehors des systèmes et des partis. Le meilleur moyen de lui plaire était, non pas de lui donner raison, mais au besoin d’avoir raison contre elle. Sa conversation, solide au fond avec des grâces légères, fourmillait d’observations personnelles, quelquefois paradoxales, relevées de malice aimable et d’humour. Elle goûtait fort l’ironie voilée qui assaisonne comme un condiment délicat une partie des œuvres anglaises. Elle-même la définissait spirituellement dans un livre piquant qu’elle a consacré à la jeunesse de lord Byron. Comme celui-ci avait songé à demander la main de sa mère, de la future duchesse de Broglie, elle se reconnaissait avec lui une sorte de parenté littéraire dont la recherche amusait son esprit. J’ai vu chez elle la comtesse Guiccioli, la dernière amie du grand poète, devenue marquise de Boissy, dont elle feuilletait les souvenirs avec une curiosité qui ne se lassait pas. Une qualité rare la mettait hors de pair dans la société parisienne : la profondeur et la solidité de ses affections. Tout en se jouant spirituellement à la