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Rœderer et Benjamin Constant, les bras tombent. Qui sait cependant ce qui couve dans le cœur à trente-six mille plis de ce sombre insulaire ? En allant à Paris, il dément les prédictions des meilleurs esprits. La nouvelle du jour à Turin est son arrivée dans cette ville. Il arrive demain, peut-être ce soir. Il vient pour venir, sans aucune raison possible que celle de voir le Roi. Je tâcherai de savoir quelques détails avant de fermer cette lettre.

« Je dois vous dire pour votre règle, monsieur le comte, que la lettre de change annoncée ne m’est point parvenue. Cependant, il est bien sûr qu’elle n’était pas dans la lettre interceptée, quoique Buonaparte ait dit en riant : Je suis fâché quelle n’y soit pas ; nous en avons déjà saisi quelques-unes à ces messieurs. Au reste, monsieur le comte, de fortes raisons m’empêchent de profiter de cette grâce du Roi. J’espère qu’il n’aura point désapprouvé le refus respectueux que j’ai eu l’honneur de vous adresser. J’espère aussi que, puisque Sa Majesté voulait bien me donner une preuve de sa satisfaction, je n’aurai point commis une impertinence en vous montrant, avec une franchise enfantine, l’espèce d’ambition que j’avais sur ce point. Si le Roi m’accordait cette faveur insigne, j’insisterais vivement, monsieur le comte, sur ce que j’ai déjà eu l’honneur de vous dire. Fixer quelque chose serait de ma part un ridicule parfait ; mais, permettez-moi cependant de vous dire que le quart de la somme que Sa Majesté voulait bien me destiner, me paraîtrait trop fort pour le signe que j’ambitionne, et que moins il vaudra chez l’artiste, plus il vaudra dans mon cœur.

« Serez-vous assez bon, monsieur le comte, pour me répondre quelques mots sur une idée que je n’ai fait que jeter dans ma précédente lettre ? Nous sommes perdus, irrémissiblement perdus pour être demeurés attachés au Roi[1]. Puisqu’on se tait sur nous dans les traités de paix et d’alliance ; puisque les archiducs mêmes n’obtiennent que la restitution de leurs biens non vendus, quel espoir nous reste-t-il, à nous imperceptibles Allobroges ? Il faut bien prendre un parti quelconque. Vous savez, monsieur le comte, que c’est un avantage dans ce moment de parler français sans être Français, à cause de l’effroi qu’inspirent les systèmes cachés. J’ai cet avantage ; je suis dans la force de l’âge (quarante-quatre

  1. Le roi de Sardaigne. Un peu plus loin, c’est du roi de France qu’il parle.